Aujourd'hui, je voudrais vous parler des policiers qui surveillent la Place de la République, à côté de chez moi. Oui, parce que j'habite à côté de la Place de la République. Juste à côté. J'y passe tous les jours à entre 6h et 7h du matin, quand je vais travailler, puis entre 17h et 18h, quand je rentre du travail. Tous les soirs, Al et moi, on se retrouve pour regarder des dessins animés, soit chez l'un, soit chez l'autre, mais en tout cas, il y a toujours un de nous deux qui repasse par la Station République entre 22h et 23h pour rentrer chez lui. Je ne peux pas me prononcer pour les heures où je n'y suis pas, mais en tout cas, à ces trois moments de la journée, la place n'est jamais très peuplée. Elle l'était, aux premiers jours de la Nuit Debout, mais ces temps-ci, sauf veille de jour férié, ça ne dépasse jamais une centaine de personnes. Même pas de quoi remplir une salle de théâtre. Il y a des policiers qui montent la garde autour de la place. Leur nombres à eux varie aussi, selon les jours. La plupart du temps, leur présence est proportionnelle au nombre de manifestants. Il est arrivé deux ou trois fois qu'ils soient anormalement nombreux par rapport au monde occupant la place, mais c'est rare. Je me demande toujours, d'ailleurs, comment il font pour prévoir combien d'effectifs il va falloir déployer ce jour, tant le nombre de participants à la Nuit Debout peut varier d'un jour sur l'autre. Je voudrais vous parler de ces policiers, donc. Ca, ils sont impressionnants. Déjà, ce sont quasiment tous des géants. Même Al a l'air petit, à côté d'eux. En plus, ils sont en armure noire, et munis de casques, de boucliers et de matraques. Et tous pareils. Ca fait son effet, les gens en uniforme. C'est bien le but, d'ailleurs. Ce qui casse un peu l'effet, c'est que chaque fois que je m'approche de ces policiers pour les observer de plus près, ils sont en train de sourire. Moi, si la presse me vomissait dessus et que des centaines de jeunes défilaient en scandant « TOUT LE MONDE DETESTE TCHOUCKY », je ferais la gueule. Eux, ils sourient. Ils répondent aimablement, quand on leur demande un renseignement. Ils copinent même avec des passants, parfois, quand ceux-ci copinent avec eux. Quand la soirée commence à avancer, ils se mettent à contrôler les sacs des gens. Oui, parce qu'après qu'on se soit mis à avoir des vitrines et des distributeurs à billets défoncés à coup de maillet, dans ma rue, on aurait pu croire que le rassemblement sur la place serait carrément interdit. Peut-être que ça a été tenté, d'ailleurs, et que les manifestants sont venus quand même. Toujours est-il que là, la plupart du temps, ce n'est pas l'accès à la place que les policiers empêchent, mais le fait qu'on y amène de l'alcool. Celui qui porte de l'alcool sur lui est aimablement invité à contourner la place, et à prendre le métro ailleurs. S'il insiste, là, les policiers lèvent le ton. Ce qui, dans la circonstance, est normal. Je suis résolument de gauche. Comprenez par là que je considère que le rôle de l'Etat, c'est de veiller à ce que ceux qui ne peuvent pas se défendre tous seuls soient défendus, que ceux qui ne peuvent pas se nourrir tous seuls soient nourris, que ceux qui ne peuvent pas se loger tous seuls soient logés, et que chaque membre de la société ait le maximum de bien-être qu'il est possible d'avoir sans empiéter sur le bien-être d'autrui. Je suis contre la suprématie de la finance car elle n'attache d'importance à aucun des principes que je viens de citer. Quant à la loi El Khomri, évidemment que je suis contre. Je suis au chômage depuis douze ans. Je me démène comme une malade pour trouver le moyen de gagner ma vie. J'ai renoncé à tous mes rêves et ai choisi le métier le plus chiant et le plus inutile du monde, juste parce que c'est le seul qui me permet de bosser un peu, dans la plus complète précarité. N'importe qui serait contre la loi El Khomri, à ma place. Par contre, rien, dans le fait d'être de gauche, ne m'oblige à détester la police. Rien, dans le fait d'être contre la Loi El Khomri ne me pousse à avoir peur de la police. Donc, le fait de passer devant des policiers tous les jours quand je rentre chez moi ne me pose pas problème. Je dirais même qu'étant une femme seule qui prend le métro à des heures parfois indues, ça me rassure de les savoir là. J’ai été instit. Le concept de faire encadrer les activités de groupe par une autorité compétente ne me choque pas en soit. Tous les enfants vous le diront, aucun jeu ne fonctionne si les participants ne respectent pas les règles. Elles ne sont pas là pour empêcher le bonheur du joueur, mais pour le permettre. En revanche, il faut pouvoir faire entièrement confiance à ces règles, et à l'arbitre qui veille à leur respect. Et, là, c’est de confiance qu’il s’agit. Internet et les médias m’avertissent de ne pas me fier au sourire aimable de ces policiers qui montent la garde dans la station où je me promène seule à l'heure ou elle est fréquentée par des gens surexcités. Internet et les médias me disent que ces policiers commettent des injustices, des violences, et des discriminations. Je dis bien Internet et les médias. Si je passe par la place pour rentrer, je n'y reste pas. Je n'assiste pas à ces violences. J'ai bien cherché des images sur Internet. Dans une vidéo, j'ai pu voir un jeune homme plaqué au sol et menotté, sans que le début de la scène soit filmée, ce qui m'empêche de savoir s'il avait commis un acte dangereux pour lui-même et les autres qui justifierait ce traitement. J'ai vu une femme assez menue, à l'air fort peu menaçant, se faire arracher et casser l'appareil photo qu'elle tient. J'ai vu un homme étendu à terre, apparemment inconscient, sans qu'on sache quelles circonstances lui ont fait perdre connaissance. Le reste de la vidéo, c'est des policiers qui se font attaquer, des policiers qui se retranchent derrière leur bouclier pour se protéger des chaises de terrasse qu'on leur lance, des policiers immobiles, des policiers qui parfois avancent vers la foule, puis reculent. Le seul vrai geste qu'on les voit faire, c'est lancer des bombes lacrymogènes. J'ai déjà respiré du gaz lacrymogène. Je témoigne que c'est tout sauf agréable. Mais ça fait quand même moins mal qu'une chaise de terrasse sur le crâne. La vidéo s'intitule "violences policières", et pourtant, elles n'en montre que trois, dont deux dont on n'est même pas sûr qu'il s'agisse bien d'une violence policière. Evidemment que les chaises jetées à la tête des policiers ne rendent pas moins grave l'état de l'homme inconscient par terre, ou la détérioration de l'appareil photo appartenant à la femme menue et d'apparence inoffensive. Mais après avoir ces policiers vu subir ces attaques pendant dix minutes, on ne peut pas s'empêcher de dire "ah, oui, à leur place, n'importe qui finirait par péter les plombs". J'ai donc fait ce que je ne fais jamais : regarder la télé. C'est le même type d'images. Exactement le même. Ce n'est pas que je ne crois pas à l'existence de ces violences, ça ferait quand même beaucoup de monde de différents horizons qui mentent, et je suis pas adepte des théories du complot. En plus, on m'a rapporté un témoignage direct. Pas de quelqu'un que je connais, mais c'est tout de même plus fiable qu'un reportage composés d'images qui ne montrent rien. Ce qui me pose problème, c'est ça, que le reportage ne montre rien, qu'aujourd'hui, apparemment, le simple fait de montrer qu'il y a des policiers est censé prouver que ceux-ci sont violents. Comme si le simple fait de porter un uniforme était, en soi, une violence. Ca me dérange d'autant plus que, par contre, des traces de la présence des casseurs, il y en a à la pelle, sur la place de la République et autour. L'entrée principale de la station est condamnée depuis plus d'une semaine et porte encore les traces de l'incendie que les casseurs y ont déclenché. La porte d'entrée de mon immeuble a dû être remplacée. On avait défoncé la vitre et le groom. Le distributeur de billets à côté de chez moi a été démoli à coup de maillet. En allant faire les courses, Pesme a trouvé deux carcasses de motos brulées, à quelques pas du Bataclan, pour vous situer. Par contre, je ne suis jamais tombée sur un policier tirant des flash balls sur les usagers du métro pour s'amuser. Je n'ai jamais assisté à une arrestation musclée. Al s'est bien vu interdire l'accès à la station, un soir, mais rien de plus. Bon, il faut dire que des bouteilles étaient lancées de partout, et que s'en prendre une sur la tête juste pour le plaisir d'avoir désobéi à la police n'avait rien de tentant. Une fois, alors que je partais de chez moi particulièrement tôt, j'ai eu l'occasion de voir un cordon de police repousser les manifestants vers le métro. Repousser, seulement. C’est-à-dire qu'ils formaient une chaine humaine et avançaient pour obliger les manifestants à reculer. Pas de geste de violence de leur part, seuls les manifestants frappaient les boucliers. Quant au racisme, la seule fois où j'ai eu l'occasion de voir des gens un peu bronzés se faire agresser par des blancs, c'est quand j'ai vu trois policiers noirs et arabes se faire insulter par une bande de jeunes tous blancs comme des cachets d'aspirine et passablement éméchés malgré l'interdiction, jeunes qu'ils invitaient courtoisement mais fermement à se calmer et à attendre leur métro. Au temps pour les clichés. Il n'y a pas de fumée sans feu. Des violences policières, il doit bien y en avoir, au moment où je ne regarde pas. Mais dans un contexte où on considère comme une violence le simple fait de rester immobile quand une chaise de terrasse vole vers soi, j'ai du mal à croire que lesdites violences, les vraies, ne soient pas beaucoup plus rares que les médias le laissent entendre. En tout cas, je peux constater de mes propres yeux que les actes de vandalisme perpétrés par les casseurs, eux, sont très nombreux. Je ne peux pas non plus m’empêcher de penser que chez nous, on répond par de la lacrymo à des jets de chaises et de pavés. Ailleurs, il arrive qu’on réponde à des paroles par des chars et des balles. C’est pas Amnesty qui me contredira. Tout de suite, la lacrymo me semble moins effrayante. Alors, c’est vrai, je suis mal placée pour parler de tout ça. Je suis à l’abri dans mon appart sous les toits au lieu d’être dehors à militer pour le revenu minimum de vie ou écrire la nouvelle constitution. Je ne peux pas décider de ce qui se passe sur la place de la République quand je n’y suis pas. Mais en attendant, les policiers que je croise ne m’ont fait aucun mal, et je n’ai pas de raison de croire qu’ils font partie des auteurs de violences policières dont on parle partout. Alors, pour l’instant, je les remercie d'être là.