Si le phénomène Pokémon Go, devenu viral en quelques jours et chaque jour plus populaire, exaspère tant de monde, c’est en partie, si on en croit les dires de ses détracteurs, qu’il serait symptomatique du fait que presque plus personne n’est adulte aujourd’hui.
Plus exactement, beaucoup d’aspects de la folie ambiante peuvent s’expliquer par le fait que les gens sont dans l’émotionnel, dans la réaction épidermique plutôt que dans la réflexion et l’analyse. Bref, ils ne seraient pas adultes, et le succès de Pokémon Go le prouverait.
J’admets que la réflexion et l’analyse, ça n’a pas l’air très courant ces temps-ci. En tout cas, ça n’a pas l’air très représenté sur Twitter, qui est mon outil de prédilection pour déterminer comment mon époque pense. Je ne suis pas très fière de ce que je vois. On se dispute à propos de bouts de chiffons, de règles de grammaires et de choix de vocabulaire. On s’accuse de nazisme pour un mot mal employé. On s’enflamme pour des paroles qui n’ont pas été dites, pour des actes qui n’ont pas été commis. Et en dehors de Twitter, on ment, on arnaque et on trompe sans le moindre état d’âme. On se pointe aux rendez-vous avec trois heures de retard, et on trouve ça normal. Je suis toute prête à croire que la sagesse, la loyauté, la solidarité et le bien commun ne sont pas des valeurs qui ont la cote, aujourd’hui. Je veux bien croire que, si elles n’ont pas la cote, c’est parce qu’elles n’ont la cote qu’auprès des adultes, et que d’adultes, il n’y a plus. Là où je ne peux plus suivre, c’est que les partisans de cette théorie d’une époque infantile ne citent pas le manque de loyauté, de sagesse ou de solidarité de leurs contemporains, pour la démontrer. Non, ils citent des pratiques bénignes et innocentes comme le fait de jouer à Pokémon Go, de fumer des cigarettes électroniques au lieu de vrai tabac, et de rouler en trottinette. Ils ne développent pas, ils citent. Comme s’il était évident, et n’avait pas besoin d’être argumenté, qu’arpenter les rues de Paris pour attraper des Pokémon et se répandre en invectives parce que les français mettent de la crème dans leurs pâtes carbonara, ça va de pair.
Et je ne suis pas d’accord. Ca ne va pas de pair.
Ca va surprendre beaucoup de monde, en particulier ma famille, mais je m’estime adulte.
J’estime qu’avoir démissionné de l’enseignement parce que je n’arrivais pas à avoir d’autorité sur ma classe, avoir renoncé à un métier qui me plait pour ne mettre en danger la vie de personne, c’est être adulte. J’estime que faire un métier que je n’aime pas pour coûter le moins d’argent possible aux autres, c’est être adulte. J’estime que dire systématiquement oui quand on me demande de l’aide alors que je sais que ça va me coûter du temps, de l’énergie et de la confiance en moi, et que je ne recevrai rien en retour juste parce que, en disant non, je mettrai quelqu’un dans l’embarras, c’est être adulte. J’estime que faire des pieds et des mains pour pouvoir publier les vidéos de CDAL tous les 18 du mois, sans qu’il y ait le moindre retard, alors que ça demande la totalité de mon temps libre et ne me rapporte rien, juste parce qu’un public attend, c’est être adulte. J’estime que répondre posément quand on me manque de respect, c’est être adulte. J’estime que ne pas hurler avec les loups sur Twitter, réfléchir à si l’objet du délit est assez scandaleux pour mériter un tel déferlement de haine, aller vérifier le contexte de l’acte incriminé et juger s’il n’a pas été mal compris par ses dénonciateurs avant de décider si je suis scandalisée moi-même, c’est être adulte. J’estime que se désolidariser d’un groupe de personnes dont je fais partie qui donne une image déshonorante dudit groupe, et présenter mes excuses à la personne qui a subi des préjudices de la part dudit groupe, c’est être adulte.
Je suis adulte, et pourtant, je joue à Pokémon Go
Et je ne fais pas que jouer à Pokémon Go. Je chronique des dessins animés. Je lis de la littérature de jeunesse. Quand je vais au cinéma, c’est pour voir des adaptations de comics ou des films d’animation. Je dessine des célébrités en version My Little Pony. Je Tweete. Je Facebooke. Je Skype. J’offre Achille Talon à Al pour son anniversaire, et je vais à la nuit du Nanar avec Pesme. Pourtant, je persiste, rien de tout ça ne m’empêche d’être adulte.
Je suis adulte parce que j’essaie d’être quelqu’un de réfléchi, quelqu’un de raisonnable. Je suis adulte parce que je fais des plans pour l’époque, pour le siècle, pour l’éternité. Un enfant ne fait pas de plan. Je suis adulte parce que je cherche à connaître la vérité, pas à prouver que ma vérité est la bonne.
Je ne dis pas que je m’en fous des chiffons. Des fois, c’est des drapeaux, et dans ces cas là, ça nécessite mon attention, quand même. Un drapeau dressé contre moi et ma façon de vivre, je dois m’en inquiéter. Mais je ne vais pas perdre de vue que le drapeau, c’est le symptôme, pas le problème. Supprimer le symptôme ne supprime pas le problème. Je ne dirai pas non plus que je m’en fous du choix des mots, ou de la façon dont on tourne les phrases. Mais je vais pas traiter de nazi quelqu’un qui a mal choisi ses mots. Je garde en tête qu’un langage, ce n’est pas universel. Que des fois, la personne en face en parle un autre, et que je dois me donner la peine de le comprendre. Je ne me pose jamais la question de ce qui est « safe » mais la question de ce qui est juste. Avant de condamner quelqu’un, je me pose réellement la question de ce dont il est coupable. Jouer à Pokémon Go ne m’empêche en rien de faire tout ça. Ni chroniquer des dessins animés. Ni prendre une voix de petite fille pour rigoler, dans les moments de détente. Rien de tout ça ne m’empêche d’être adulte, selon ma définition de ce que c’est qu’être adulte.
Et je ne m’arrête pas là. Je vais encore vous surprendre, mais j’estime que parmi les gens que je rencontre, et avec qui je discute dans les commentaires de mes vidéos, il y en a pas mal qui sont adultes. Ce sont des gens qui regardent une émission Youtube sur les dessins animés. Souvent, ils ont leur propre émission Youtube. Ils dessinent. Ils livent. Ils lisent des comics. Ils jouent à des jeux vidéo. Je parie même qu’il y en a deux trois qui ont des trottinettes. N’empêche que, quand ils voient dans une vidéo quelqu’un exprimer un avis auxquels ils n’adhèrent pas, leur réflexe est de rédiger un long commentaire posé, construit et argumenté, d’écouter la réponse et d’y répondre de manière appropriée. Ils pourraient se précipiter sur la touche « pouce rouge » et se répandre en torrents d’insultes. Ca s’est vu, sur d’autres chaînes. Mais non. Ils entrent dans le débat dans une attitude respectueuse et attentive. Et c’est ça, plus que leur choix en matière de loisirs, et de centres d’intérêts, qui va faire d’eux des adultes. En tout cas, selon ma définition du mot adulte.
Parce qu’être adulte, c’est quoi ? S’intéresser à des trucs de grande personne ? S’habiller en grande personne ? Avoir la plus grosse voiture et la plus grosse maison pour prouver qu’on est une grande personne ? Avoir des activités d’adultes, qui consisteraient à sortir le samedi soir et boire à s’en rendre malade ? Ou c’est utiliser son expérience de la vie pour évaluer ce à quoi on est confronté avec justesse, et y réagir de manière constructive et pertinente ?
Alors, non seulement je suis adulte, mais je pense que je connais d’autres adultes. Un nombre peut-être assez peu conséquent à l’échelle de la population française, mais assez pour qu’il soit inexact de dire qu’aujourd’hui, il n’y a plus d’adultes.
Aujourd’hui, la culture dite « geek » s’est démocratisée. Lire des comics et regarder des séries n’a plus rien de honteux. Je veux bien croire que ça perturbe la génération de mes parents, pour qui ces choses faisaient partie d’une sous culture réservée aux enfants. N’empêche qu’à une époque, le roman était une sous culture réservée aux enfants et méprisée des élites, et aujourd’hui, on étudie « les misérables » et « cinq semaines en ballon » en littérature. Donc, les dessins animés, les jeux vidéo, Pokémon Go, il n’y a pas de raison que ce soit INTRINSEQUEMENT quelque chose qui rend immature.
Si les gens mettent un point d’honneur à ne plus réfléchir, si penser aujourd’hui, c’est devenir un objet de haine, je ne sais pas à quoi c’est dû, mais ce n’est certainement pas dû à Pokémon Go ou au reste.
Parce que j’y joue, moi, à Pokémon Go. En fait, tout le monde y joue, à Pokémon Go. Donc forcément, dans le tas, il y en aura qui sont dans la réaction épidermique et le refus de communiquer. Il y en aura aussi, qui, devant un buzz provoqué par un tweet, se disent que ce tweet, peut-être un peu pédant, n’était pas si insultant. Il y en a qui vont lire le contexte du tweet, et d’autres qui vont le retweeter sans se poser la question de s’il signifie bien ce dont il a l’air, et si son auteur ne s’est pas déjà expliqué, plutôt quinze fois qu’une, en commentaire. Il y a des gens qui présentent leurs excuses de faire partie d’un groupe de personnes qui se conduisent mal, et des gens qui se mettent à insulter ou se moquer de la personne qui s’est ainsi excusée (mais tout en la citant pour lui donner de la visibilité, ce qui n’est pas forcément malin).
Peut-être qu’il y a une forte proportion de joueurs de Pokémon Go qui ne sont jamais devenus adultes. Peut-être qu’elle n’est pas si forte, au fond, mais qu’elle se manifeste plus bruyamment que la proportion qui est devenue adulte. Peut-être qu’il y a, surtout, parmi les joueurs de Pokémon Go qui utilisent twitter, une forte proportion de gens qui ne sont effectivement pas adultes. Peut-être que pour avoir du temps à consacrer aux réseaux sociaux à la fin du mois d’Août, il faut être au collège, au lycée, à la fac, bref, jeune, et pas forcément tenu d’être déjà modéré, réfléchi et responsable.
Peut-être qu’il n’y a pas moins d’adulte qu’avant. Peut-être qu’internet a juste donné la parole à ceux qui ne le sont pas. Peut-être qu’il faudrait en profiter pour écouter ce que les enfants ont à dire, parce que leur sensibilité doit être prise en compte, mais les écouter en tant que ce qu’ils sont, des enfants.
Parce que oui, figurez-vous qu’il est tout à fait permis de ne pas être adulte, quand on ne l’est pas, quand on n’a pas l’âge de l’être. La maturité, ça se construit. Il faut passer par un apprentissage, par une expérimentation. Personne n’est tenu de naître adulte et responsable, riche de l’expérience de mille ans, alors qu’on n’a encore rien vécu. On a le droit d’être enfant, avant d’être adulte, bordel, c’est pas criminel !
En tout cas, je peux affirmer une chose, c’est qu’il n’y a pas de rapport de cause à effet entre Pokémon Go et la capacité à devenir adulte. J’affirme même qu’on est peut-être plus adulte quand on admet que s’accorder un loisir bénin pour échapper aux problèmes du quotidien, ça n’a rien de honteux, ni de blâmable que quand on s’interdit ledit plaisir pour avoir l’air plus intelligent, plus original, moins comme tout le monde.
Peut-être qu’admettre que Pokémon Go, c’est juste un phénomène de mode sans importance, c’est plus adulte.