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8 octobre 2015 4 08 /10 /octobre /2015 10:58

Et si le One Piece se révélait REELEMENT être le chapeau de paille ? C’est sûr, les lecteurs qui ne l’auraient pas anticipé trouveraient que c’est un twist génial. Les autres seraient déçus. Quand bien même ils auraient trouvé ça génial en tant que théorie.

Quand je parle de One Piece, tout le monde voit à peu près de quoi je parle. Les images du manga et de l’anime ont fait le tour de 9gag, et les étagères Fnac débordent des 72 volumes (ou plus, je ne sais plus) actuellement sortis. Mais tout le monde n’a pas forcément lu dans le détail, alors je m’explique.

Une vingtaine d’années avant le début de notre histoire, le roi des pirates, Gol D. Roger, s’est laissé arrêter et exécuter par les autorités. Sur l’échafaud, il a le temps de crier que celui qui parviendra à retrouver son ultime trésor, le One Piece, sera son héritier et deviendra le roi des pirates. Ledit trésor, évidemment, il ne précise pas où il est, se contentant d’hasarder « je l’ai laissé quelque part dans le vaste monde ». Il ne précise pas non plus ce que c’est, et aucun personnage ne semble se poser la question. Je veux dire, « One Piece » est pas un nom banal, pour un trésor, non ? On s’attend à quelque chose qui ne soit que d’une pièce. Genre un bateau, une stèle gravée… Ou un chapeau de paille.

Luffy, notre héros, qui s’est lancé comme pas mal de gens de sa génération, dans la quête du One Piece pour devenir le roi des pirates, a reçu de Shanks, son mentor, un pirate lui aussi, un chapeau de paille. « J’y tiens beaucoup, prends-en soin, et rends le moi quand tu seras devenu un vrai pirate ». Luffy a fait de ce chapeau le symbole de son équipage, surnommé par les autorités et les autres pirates « les chapeaux de paille ». Au fil des tomes, on découvre que Shanks a fait partie de l’équipage de Gol D Roger, et que le fameux chapeau de paille lui a été confié par ce dernier. D’où, théorie : Et si le chapeau de paille était le One Piece, et que Luffy l’avait en sa possession depuis le début ? Et si le trésor, ce n’était pas l’objet de la quête elle-même, mais la sagesse acquise durant la quête, qui poussera le héros à admettre que le trésor, c’est le chapeau de paille ? Ca a l’air d’une bonne idée. Ca ferait sûrement une bonne fin. Sauf que…

Sauf que je l’ai anticipée, avant même que ça se produise. J’aime beaucoup cette théorie. J’aime beaucoup la fin que j’imagine à partir de ce twist final. Mais que se passerait-il si l’auteur en faisait effectivement la fin ? Déjà, il y a de fortes chances que la façon dont je construis cette fin dans ma tête me paraisse beaucoup mieux faite que la façon dont elle sera effectivement construite. Et ensuite… Même avec la meilleure volonté du monde, même en étant d’aussi bonne foi que possible, il y aura quelque chose de décevant dans le fait de ne pas être surprise par le twist. A la rigueur, je pourrais tirer une satisfaction personnelle du fait d’avoir deviné, mais je me serais quand même gâché la surprise en la devinant.

Et si c’est autre chose ?

Eh bien, le problème, c’est que j’ai déjà imaginé plusieurs twists, plusieurs fins, et qu’il suffit qu’une seule d’entre elle soit la bonne pour provoquer cet effet de déception. Parce que pendant que l’auteur poursuit le fil de son histoire avec sa fin précise en tête, qui est resté la même depuis qu’il a commencé la série (je suppose, en tout cas il le dit), moi, j’ai tout le temps d’en imaginer un tas. Et plus j’en imagine, plus je cours le risque de tomber juste et de m’ôter tout effet de surprise. En essayant d’anticiper ce que va être la suite, je me sabote plus ou moins mon expérience de lecteur.

Et pourtant, c’est un sport auquel tous les vrais fans de grand feuilletons se sont adonnés au moins une fois, le plaisir d’anticiper la suite/la fin. En fait, c’est là tout l’intérêt d’un feuilleton : l’histoire n’est pas livrée en bloc, mais à petites doses régulières, et entre les intervalles, le lecteur peut prolonger son plaisir de lecture en imaginant quelle va être la suite, quelle suite il ferait s’il était à la place de l’auteur. C’est stimulant, c’est interactif, ça permet d’exercer son imagination et son sens de l’esthétique narrative et scénaristique, sans compter que, quand on a fini de commenter l’épisode entre fans, on peut partager ses théories, frimer d’avoir eu la meilleure idée, ou en trouver d’encore meilleures, stimulé qu’on est par les idées des autres. De fil en aiguille, on finit par en faire des fanfictions, et de fanfiction en fanfiction, par écrire ses propres histoires. Anticiper, c’est s’exercer à la créativité. A long terme, le lecteur ne peut qu’en tirer du profit. Mais l’auteur, lui, pendant ce temps, voit la barre d’exigence de son lectorat s’élever de plus en plus haut, et être à la hauteur est de plus en plus difficile.

L’auteur, lui, il est tout seul devant sa feuille. A moins qu’on parle d’une équipe de scénaristes, qui du coup a plus de chances de nourrir sa créativité par des brainstormings et des échanges, il n’a personne pour le pousser à imaginer des rebondissements toujours meilleurs que les précédents. Bien sûr, Internet lui offre la possibilité d’être à l’écoute des théories et des attentes de ses fans, et d’adapter ses projets en fonction de ceux-ci. Mais dans ce cas, il court un autre risque, celui d’écrire un ressort scénaristique qu’il ne « sent » pas vraiment, qu’il ne s’est pas vraiment approprié, auquel il ne croit pas vraiment, et du coup, de l’écrire mal, mais de l’écrire quand même parce que c’est ce que le public a demandé. On ne m’ôtera pas de l’idée que si les intrigues amoureuses dans Harry Potter sont si bancales, c’est parce que J. K. a fini par former les couples exigés par son lectorat, alors qu’elle en avait prévu d’autres à la base et ne croyait pas vraiment en ceux-là.

Entre lecteurs, on peut se stimuler en échangeant ses idées, aucun effet pervers n’est à redouter. Constater que les autres lecteurs n’aiment pas la théorie qu’on leur propose n’a aucune conséquence. On peut continuer à l’aimer par devers soi, sans se poser la question de si on doit y renoncer, puisqu’on n’est pas l’auteur, on n’a aucune responsabilité sur ce que l’histoire va réellement être, on n’a pas de choix à faire.

L’auteur, lui, doit faire ce choix. Et il doit avoir assez de clairvoyance pour deviner quand il doit écouter l’idée de l’autre parce qu’il peut en faire quelque chose de bien, et ne pas l’écouter, parce qu’elle ne lui parle pas, et qu’il ne saura pas en faire quelque chose. Et ça, c’est un exercice difficile. C’est la même chose que quand ton partenaire de théâtre te suggère une façon de jouer qui ne te ressemble pas, et que tu n’arrives pas à la faire de manière crédible, si bonne qu’ait été la suggestion à la base, parce que ce n’est juste pas TOI. Mais le théâtre, c’est éphémère, ça dure le temps d’une représentation, tu peux revenir à ta première façon de jouer à la représentation suivante. Une histoire, une fois qu’elle est publiée, elle est immuable, et il est trop tard. On ne peut pas revenir sur le choix qu’on a fait. Et souvent, on ne réalise quel était le bon choix qu’après l’avoir fait, et quand c’est trop tard.

Alors, est-ce qu’il faut que les lecteurs arrêtent de théoriser sur les histoires qu’ils lisent ? Est-ce qu’il faut que les auteurs arrêtent d’écouter les théories et exigences de leurs fans ? Non, et non, bien entendu. Mais il faut avoir conscience du phénomène. Et, forts de cette conscience, il faut que les auteurs apprennent à rester à l’écoute de ce qu’ils veulent écrire, de ce qu’ils savent écrire, et fassent leurs choix scénaristiques sans jamais perdre ce paramètre de vue. Parfois, il vaut mieux décevoir les fans en faisant autre chose que ce qu’ils attendaient, mais en le faisant bien, plutôt que de les décevoir en faisant ce qu’ils attendent, mais en le faisant mal. Quant aux lecteurs, ils doivent apprendre à être indulgents quand la fin leur paraît plus banale et moins inventive que celle qu’ils avaient imaginé. Parce que si elle avait été cette fin-là, au pire elle aurait été décevante dans sa réalisation, au mieux, elle aurait été décevante parce que pas surprenante.

Et félicitations aux auteurs qui arrivent à être plus inventifs que leurs fans en toutes circonstances, parce que ce n’est pas une mince affaire.

 

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2 septembre 2015 3 02 /09 /septembre /2015 16:36

Si vous êtes fans de super-héros et de comics (et peut-être même si vous ne l’êtes pas), on vous a évidemment déjà posé la question : « Marvel, ou DC » ? Et, en principe, aucun d’entre vous n’a jamais eu l’idée de répondre « Mais… euh… Les deux, enfin ! » (en tout cas, je n’ai encore rencontré personne dans ce cas), parce que c’est forcément Marvel OU DC, deux démarches opposées dans la construction d’histoires de super-héros, destinées à parler à deux catégories différentes de lecteurs. Bien sûr, vous pouvez aimer les deux, mais, la plupart du temps, vous n’aurez aucune difficulté à dire lequel des deux vous aimez le plus. Même si vous aimez les deux, il y en a fatalement une qui vous parle davantage, que vous préférez davantage. Choisir entre Marvel et DC n’est jamais, à ma connaissance, un choix cornélien.

Pour ceux qui ne font pas trop dans le comics et qui se demandent de quoi je parle, petite explication. Marvel et DC, ce sont les deux plus grandes compagnies américaines productrices de Comics. DC possède les comics Batman, Superman, Wonderwoman, Aquaman, Hawkman, Flash et Green Lantern pour citer les plus connus. Marvel possède Spider-man, Iron Man, Hulk, les 4 fantastiques et les X-men pour citer les plus connus. Elles ne sont pas les deux seules du marché, mais elles sont les deux plus connues, et se distinguent toutes deux en publiant des histoires (de super-héros ou autres) reliées entre elles par un multivers commun ET un état d’esprit spécifique.

Quel état d’esprit spécifique ?

Eh bien, les héros DC  sont des « héros » (toum, toum, toum !). Qu’ils aient des superpouvoirs ou pas, ils ont décidé de consacrer leur compétence au service du « bien » dans sa définition la plus universelle (et la plus vague). Ils ne sont pas forcément parfaits, beaucoup sont même carrément névrosés, et la plupart d’entre eux, si on adore lire leurs aventures, on détesterait les avoir comme copains ou collègues de boulot, dans la vraie vie. Mais ils ont vis-à-vis d’eux-mêmes une exigence d’être bon, de donner le meilleur d’eux-mêmes, une intransigeance morale qui fait que, même névrosés, même faibles, même blessés, ils feront tout ce qui est en leur pouvoir pour défendre la justice, la vérité, le bonheur général. Ils mourront plutôt que de renoncer à leurs principes, et ils se consacrent pleinement à leur cause, souvent au détriment de leur vie privée. Bref, les héros DC sont de doux rêveurs, mais à leur décharge, ils peuvent s’en payer le luxe. Ils vivent dans le monde où vit Superman, un homme tout puissant qui a choisi de mettre sa puissance au service du bien. Non seulement il est un modèle bien inspirant pour tous les autres, mais en plus, il est la garantie qu’il ne se passera jamais rien de suffisamment grave pour qu’il soit nécessaire de renoncer à ses valeurs : il sera toujours là pour l’empêcher.

Les héros Marvel, eux, sont des gens comme vous et moi, mais avec des superpouvoirs. N’importe qui peut être un héros Marvel, il suffit qu’un scénariste ait décidé de raconter son histoire. L’univers Marvel ne se définit pas par un comportement commun de la part de ses héros. Il se définit avant tout par le fait de raconter l’histoire de gens qui essayent de survivre à un quotidien qui ressemble à celui de leur lecteur, fait de chômage, de problèmes familiaux, de pauvreté, de violence. Quotidien contre lequel leurs superpouvoirs ne peuvent rien, sans quoi le lecteur cesserait d’y reconnaître le sien.  Si les héros Marvel décident de combattre le crime, c’est en général par souci de vengeance, culpabilité, ou sans avoir le choix, mais rarement par désir de bien faire,  et les rares à avoir ce souci se font en général charrier par les autres pour ça, car les habitants de l’univers Marvel sont suffisamment blasés par l’injustice du monde pour ne plus espérer pouvoir le rendre meilleur par leurs actions. De fait, les héros Marvel passent presque autant de temps à se battre entre eux qu’à se battre contre des super-vilains. Par conséquent, l’univers Marvel est un univers très dur, violent, où les choses vont tellement mal qu’avoir des pouvoirs n’empêche pas d’être un raté qui rate.

En général, quand je parle des deux univers, je parle de leurs figurants : c’est à leur comportement devant le danger qu’on reconnait dans quel univers on est. Si le premier réflexe des figurants est de s’entraider dans l’adversité, s’ils ont de la reconnaissance pour le héros qui les sauve, si ils se conduisent gentiment avec le quidam quelconque qu’ils rencontrent, ce sont des figurants DC. Ils vivent dans un monde qui va suffisamment bien pour ne pas avoir peur d’être gentil. Si leur premier réflexe est de sauver avant tout leur pomme quitte à sacrifier les autres, s’ils sont odieux au quotidien, et s’ils passent leur temps à démontrer que la vie c’est manger ou être mangé, ce sont des figurants Marvel. Ils vivent dans un monde qui marche effectivement comme ça : manger ou être mangé.

On a tendance à résumer la dichotomie DC/Marvel en disant que les héros DC sont des Gary Stu trop parfaits, et les héros Marvel sont des gens avec des défauts. Au final, c’est un très mauvais résumé. Déjà, parce que, comme j’ai dit, les héros DC ont des défauts, ils peuvent même être beaucoup plus névrosés que les héros Marvel. (Qui est le mieux dans sa tête, entre Wolverine et Question ?) Ensuite parce que ce qui me rend les personnages Marvel moins sympathiques que les personnages DC, ce n’est pas qu’ils ont des défauts, c’est que leurs défauts les handicapent réellement, les empêche de réussir, provoque leur propre chute, tandis que les défauts des héros DC, au mieux ne les empêche pas de réussir, au pire les FONT réussir (La névrose de Batman en fait un défenseur de la justice efficace), et s’ils provoquent leur propre chute, c’est en général moins lié à une façon d’être personnelle qu’à un choix précis et significatif dont le lecteur pourra tirer une grande leçon sur la condition humaine. Est-ce que la dichotomie est là ?

Les personnages Marvel atteignent rarement leurs objectifs, et d’ailleurs, ils en ont rarement de plus précis que limiter les dégâts en arrêtant les super-vilains, et obtenir qu’on leur laisse le droit d’avoir une vie tranquille malgré leurs superpouvoirs. Ceux qui en ont en ont un qui ne sera jamais atteint, sans quoi ce serait la fin de leur série. La Chose de retrouvera jamais sa forme humaine, par exemple. Leur activité de héros consiste avant tout à limiter la casse, et souvent, ils ne la limitent pas tant que ça. Ils arrêtent les méchants, mais ceux-ci réapparaissent tout le temps, non pas parce que, comme les héros DC, ils se refusent à les détruire, mais parce qu’ils n’y arrivent jamais. Quant à une vie tranquille, s’ils parviennent à se la construire de bric et de broc, elle ne tient jamais le coup très longtemps, le scénariste se charge rapidement de tout faire foirer, et pas de manière tragique et signifiante, qui permettrait au lecteur de tirer une grande leçon sur la condition humaine. Non, de manière aléatoire, absurde, et inesthétique, exactement comme ça arrive dans la vraie vie (on citera One More Day à titre d’exemple même si c’est assez rare dans la vraie vie que le diable sorte de nulle part pour te proposer un pacte, mais vous voyez ce que je veux dire). Les héros DC, en général, sont malheureux à cause de leurs choix, par pur sens du sacrifice. Les héros Marvel sont malheureux parce que la vie c’est moche, et qu’ils n’y peuvent rien. Ils ne sont même pas en position, comme les héros DC, de choisir entre utiliser leurs pouvoirs pour améliorer leur vie ou se l’interdire pour ne faire souffrir personne. Non, leurs problèmes ne sont simplement pas solubles, même avec des superpouvoirs. Du coup, si les personnages DC sont souvent des grandes figures héroïques et tragiques, les personnages Marvel sont souvent plus modérés, plus ordinaires, et la plupart des lecteurs disent « plus humains ».

Comme les personnages DC, les personnages Marvel ont des défauts, souvent des défauts moins exagérés, moins poussés à leur paroxysme, plus du niveau des défauts que les vrais gens ont dans la vraie vie. Ils ne sont pas obsédés par leur égo, ils sont juste prétentieux. Ils ne sont pas obstinés et fanatiques, ils sont juste psychorigides. Ils ne sont pas aveugles, ils sont juste bêtes. Ils ne sont pas des brutes sanguinaires, ils sont juste connards. Encore une fois, des gens normaux, pas des métaphores. Les défauts des héros Marvel sont totalement gratuits, ils n’ont pas été mis là dans un but esthétique, les auteurs des histoires Marvel ont pour ambition de faire des histoires qui ressemblent à la vraie vie. Dans la vraie vie, on ne fait pas des erreurs par souci d’esthétique, ou pour donner une grande leçon à quelqu’un sur la nécessité de dépasser ses propres faiblesses pour faire le bien. Dans la vraie vie, on fait des erreurs parce qu’on est limité, faillible, bourré de préjugés, influencé, et qu’on n’a pas une vision complète de la réalité qui nous entoure.

A ce stade, même si c’est un peu évident quand on me connaît, je précise que moi, je suis plutôt une lectrice DC. Dans la vidéo de CDAL sur Hikaru no go, je disais que les personnages étaient imparfaits et ne se corrigeaient pas, et tant mieux parce qu’ils seraient moins attachants. Suite à cette vidéo, Dr Pralinus m’envoie un MP me demandant, en gros, pourquoi je n’apprécie pas les personnages Marvel autant que les personnages d’Hikaru no go, puisque c’est visiblement leur imperfection qui me les rend attachant. C’était une excellente question. Désolée d’avoir attendu tant de temps pour y répondre.

Après mon petit développement sur ce qui fait la dichotomie Marvel et DC, vous comprendrez que je vois les héros d’Hikaru no Go (et en fait, les héros de la plupart des animés japonais que je connaisse) plus comme des personnages DC que comme des personnages Marvel. Les héros japonais ne font pas dans la modération ni dans la gratuité. Ils ne sont pas des gens ordinaires comme vous et moi. Déjà, rien ne leur arrive jamais gratuitement. A cause de l’esthétique spécifique des mangas/animes, ce qui leur arrive leur arrive toujours dans le but d’amener une situation sublime et classe que l’auteur avait très envie d’écrire, et même si on peut désapprouver le caractère esthétique et classe de cette situation, on ne peut jamais nier que son but était d’être sublime et classe, bref, ce n’est pas arrivé parce que ce serait arrivé dans la vraie vie, c’est arrivé parce qu’il fallait qu’un truc sublime et classe arrive. Les personnages de Manga/Anime ont TOUJOURS d’énormes défauts, ils sont tête brulées, dragueurs, bêtes ou agressifs. Mais ces défauts ne sont pas des handicaps, parce qu’ils ne les empêchent pas d’atteindre leurs objectifs. Et souvent, dans des univers à la One Piece, il s’avère que ces défauts sont même ce qui leur permet de réussir. La différence majeure avec les héros DC est que, la plupart du temps, leur but final est rarement de faire le bien, mais plutôt d’atteindre le sommet de la hiérarchie, et que pour ce genre d’objectif, être tête brûlé, dragueur, bête et agressif n’est pas un handicap, la condition pour réussir étant plutôt d’avoir la meilleure technique dans sa discipline. Si l’objectif reste tout de même la victoire du bien contre le mal, le mal en question est toujours quelque chose de suffisamment spécifique pour qu’il ne soit pas indispensable d’être un parangon de vertu pour arriver à le défaire. Et, dans les situations qui nécessitent d’être un parangon de vertu, et un monument de sagesse, on découvre en général que le héros si imparfait est parfaitement capable de faire preuve de cette vertu et de cette sagesse quand c’est réellement nécessaire.

Souvent, ces héros japonais sont amenés à s’interroger sur les compromis moraux à faire pour atteindre ce but, mais qu’ils choisissent de se corrompre ou de rester intègre, l’histoire aboutira en général à la réussite de leur objectif, et ce, dans une mise en scène qui démontrera que le choix du héros était le meilleur possible, que l’autre aurait été pire, donc que cette question morale ne remet pas en question leur compétence de héros.

Autant dire que, dans ce dernier cas de figure, la situation la plus intéressante et la plus gratifiante pour un lecteur DC sera effectivement celle du héros qui n’est pas foncièrement sympathique, mais est malgré tout celui qui sauve le monde, parce qu’il n’est pas indispensable d’être parfait pour sauver le monde, encore moins d’être parfait pour avoir l’exigence vis-à-vis de soi-même de défendre un idéal.  En tout cas, cette situation satisfera les mêmes besoins de lecture que satisfait DC.

Les histoires DC s’adressent à des lecteurs qui désirent qu’on leur parle de grandes causes et d’idéaux, de dépassement de soi et d’épanouissement personnel. Elles sont plus orientées philo et psychologie. Les histoires Marvel s’adressent à des lecteurs qui désirent qu’on leur parle de la vie quotidienne dans ses aspects les plus pragmatiques, de la survie au jour le jour qu’ils vivent dans leur vraie vie, et du droit qu’ils ont de ne pas chercher l’idéal impossible à atteindre de l’univers DC. Elles sont plus orientées sociologie, et politique métaphorique. Elles sont ancrées dans leur époque, ce qui fait qu’elles sont rapidement datées, et qu’il est difficile de rendre crédible l’univers sur le long terme, mais c’est un état des choses que leurs lecteurs ont accepté. Il n’est pas possible, je crois, de satisfaire ces deux besoins en même temps. Il n’est même pas possible, à mon avis, d’éprouver les deux en même temps. On désire tendre vers l’idéal quand on veut faire plus que survivre. Et quand on se concentre sur le fait de survivre, on n’a pas envie d’être emmerdé avec des histoires d’idéaux. On ne peut pas être à la fois un lecteur Marvel et un lecteur DC. On peut reconnaître la valeur objective de telle histoire appartenant à l’autre univers, on peut même reconnaître la légitimité de l’autre démarche, on peut changer de camp selon la période de sa vie dans laquelle on est, mais on ne peut pas être profondément satisfait des deux en même temps car on a soit un besoin, soit l’autre.

On a besoin d’idéal quand on a satisfait son besoin de survie, soit en le comblant, soit en y renonçant. Quand on a besoin de survivre, on a besoin de ne pas être encombré avec des notions d’idéaux, et de projets à l’échelle de l’humanité. C’est un luxe qu’on ne peut se payer que quand on n’a plus à se soucier de sa sécurité propre, que quand on est dans une réalité où le danger immédiat n’est pas un problème

En fait, la question « Marvel ou DC ? », ce n’est pas la question « héros ou zéro », c’est en réalité la question « pessimisme ou optimisme ? » Et il n’y a pas de bonne réponse, donc le choix de chacun est légitime. En fonction de ses besoins profond de lecteur, on penche plus d’un côté ou de l’autre, mais aucun des deux côtés ne vaut moins que l’autre.

Bref, je viens de vous exposer, de manière aussi exhaustive que possible, tout ce que je pense pouvoir vous dire sur la dichotomie Marvel et DC, et vous aurez remarqué l’absence de deux mots qu’on utilise pourtant fréquemment quand on commente cette dichotomie, mais qui n’ont, selon moi, tellement pas leur place dans ce débat que je n’ai pas trouvé moyen de les évoquer à moins d’y revenir après avoir fini ma présentation. Ces deux mots sont « Conservateur » et « Progressiste ».

L’attribution du qualificatif « conservateur » à la démarche DC et du qualificatif « progressiste » à la démarche Marvel est devenu à ce point une évidence qu’on ne prend plus vraiment la peine de s’expliquer quand on la fait, ce qui fait qu’ayant manqué les circonstances dans lesquelles ces qualificatifs ont commencé à être attribués, je n’ai aucune idée de pourquoi l’idéalisme est une attitude conservatrice et le réalisme/pragmatisme une attitude progressiste.

A vrai dire, je ne peux pas garantir que, dans ce contexte, les termes « conservateur » et « progressiste » ont bien le sens que je leur attribue, mais à supposer qu’ils désignent des attitudes d’une époque révolue opposée à des attitudes d’un instant présent plus éclairé, je me permets de contester. L’opposition du réalisme à l’idéalisme ne date pas d’hier. En fait, elle existait même déjà au XVIIème siècle, j’en prends à témoins Mr Jean de la Bruyère, auteur de ces lignes :

« Corneille nous assujettit à ses caractères et à ses idées, Racine se conforme aux nôtres ; celui-là peint les hommes comme ils devraient être, celui-ci les peint tels qu'ils sont. »

Racine peint les hommes tels qu’ils sont, Corneille tels qu’ils devraient être, et tous deux méritent leur place au Panthéon des grands auteurs. Le débat ne date pas d’hier.

Après, je sais bien que la comparaison n’est pas tout à fait pertinente. Les personnages de Racine ne sont pas des personnages Marvel, et les personnages de Corneille ne sont pas des personnages DC. Les personnages de Corneille renoncent à leur propre bonheur pour faire leur devoir. Les personnages de Racine ne trouvent pas le bonheur à moins de faire leur devoir. Les personnages DC trouvent leur bonheur en accomplissant leur devoir. Les personnages Marvel savent que le devoir ça ne sert à rien, puisque de toute façon, la vie va se charger de les punir aléatoirement quoi qu’ils fassent.

Mais on retrouve quand même cette idée peindre les hommes tels qu’ils sont contre peindre les hommes tels qu’ils devraient être. On note que, dans le cas de Racine et de Corneille, celui qui peint les hommes tels qu’ils sont est effectivement arrivé après celui qui les peint tels qu’ils devrait être, donc la chronologie tendrait à nous démontrer que la démarche de Racine est la conséquence du progrès.

Mais pour moi, le terme « progrès » implique une notion d’amélioration, d’une part, et de rapport de cause à effet, d’autre part. Ca impliquerait donc que l’univers Marvel soit l’amélioration de l’univers DC.

L’univers Marvel comme l’œuvre de Racine ont peut-être été créés en réaction à l’univers DC et l’œuvre de Corneille, par volonté iconoclaste, mais je ne crois pas que, dans ce cas de figure, on puisse parler d’aboutissement et d’amélioration. On peut parler de nouvelles propositions sur la façon de raconter une histoire, de nouvelles propositions qui satisfont d’autres besoins que ceux que satisfaisaient la façon de raconter précédente. Cependant, cette nouvelle façon de raconter ne comble pas les besoins précédents, et comme j’ai dit, les deux sortes de besoin existent et méritent tout autant d’être comblées l’une que l’autre.

La démarche Marvel consiste à regarder la réalité en face, et dans une démarche d’épanouissement personnel, c’est effectivement la toute première étape à franchir. La deuxième étape consiste à chercher comment améliorer cette réalité qu’on a en face, et ça, c’est plutôt la démarche DC. Dans cette configuration, on peut considérer que la démarche DC est progressiste, elle aussi.

Mais surtout, j’ai du mal à ne pas tiquer quand j’entends dire que des fictions du style du film Chronicle, qui servent à démontrer que le pouvoir absolu corrompt absolument, et qu’un individu qui se verrait attribuer des superpouvoirs s’en servirait inévitablement pour devenir un tyran sont progressistes. Ca ne me paraît pas le mot. Qu’on me dise que c’est une vision réaliste, je ne serai pas d’accord, mais là, pour le coup, ça me paraîtra être la bonne problématique et le débat pourra fonctionner.

Mais « progressiste » ? Quelle forme de progrès est-ce que de dire « Humanité, que tu le veuilles ou non, tu es un monstre » ? A quel accomplissement positif ce genre de raisonnement peut-il aboutir ?

Dans l’idée que le pessimisme façon Chronicle est une attitude progressiste, il y a l’idée que la démarche DC est nocive. Attention, il s’agit bien de dire que c’est la démarche qui est nocive, pas qu’elle a été utilisée à l’occasion dans des histoires nocives, mais qu’aucune histoire racontée avec cette démarche ne peut être bénéfique parce que la démarche est intrinsèquement nocive et ne peut produire que du nocif.

Je trouve ça exagéré. Aspirer à une amélioration n’est pas une démarche intrinsèquement mauvaise. Prétendre que l’amélioration, ce serait de mettre les femmes à la cuisine, les noirs dans les champs de coton et les juifs dans les chambres à gaz, ça c’est nocif. Mais aspirer à une amélioration n’implique pas obligatoirement de considérer que les femmes doivent aller à la cuisine. Ca peut même impliquer de considérer que les Hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit et en devoir.

On m’a déjà argué que si l’univers DC est conservateur, c’est parce que la menace n’est pas quelque chose qui existe dans la situation initiale. L’univers DC est un univers idéal qu’un élément vient perturber, et l’objectif du héros est de supprimer la perturbation pour revenir à un état initial idéal. Façon de voir. Gotham City était une ville corrompue par la pègre avant que Batman n’entre en activité, Hyppolita refuse de laisser Wonder Woman quitter Themyscira parce qu’elle pense, à raison, que le monde extérieur est corrompu et si Superman a eu la chance d’avoir une éducation idéale, c’est qu’il a grandi en pleine campagne. Si on cherche bien, la plupart des Origines Story des héros impliquent une situation initiale imparfaite et l’apparition du héros y constitue un progrès irréversible. Mais quand bien même. Cela signifie qu’une histoire dont le but est de revenir à une situation antérieure est conservatrice. Bon, ça tombe sous le sens. Conserver, ça veut dire préserver ou restaurer la situation initiale. Je vois la logique. Mais tout de même, redéfinissons nos termes. Etre conservateur au sens négatif, c’est vouloir revenir à une situation initiale même si celle-ci était imparfaite, non ? En tout cas, c’est pour ça qu’on utilise le terme comme un terme péjoratif. Et le progressisme, si c’est un terme positif, c’est parce qu’il vise à une amélioration, non ? A ce stade, si la situation de départ était idéale (et comme on est dans la fiction, il est possible qu’elle le soit), le fait qu’elle change pour quelque chose de moins idéal n’est pas un progrès, c’est une dégradation. Si on la restaure telle qu’elle était à la première étape, cette troisième étape constitue un progrès par rapport à la deuxième… Bon, je veux bien qu’on m’accuse d’essayer de m’en sortir en enfonçant des portes ouvertes, sur ce coup, mais allons plus loin. Si on restaure une situation qui a été perturbée, et qu’on a deux sous de jugeote, en principe on va la restaurer tout en y ajoutant une amélioration qui lui permettra de rester fonctionnelle même si une perturbation similaire à celle qui vient de se produire arrivait à nouveau. Donc, quoi qu’on fasse, on ne revient pas à la situation initiale, on revient à une troisième situation qui constitue un progrès par rapport à la première. Dernier contre-argument : Si on part du principe qu’une histoire dont l’objectif du héros est de revenir à la situation initiale est conservatrice, ça signifie que la Reine des neiges (le conte d’Andersen), histoire d’une fille qui sauve un damoiseau en détresse, et où la plupart des adjuvants sont des femmes avec du pouvoir est une histoire conservatrice. Difficile à croire.

Après, au final, je ne suis sans doute pas une aussi grande lectrice de comics que la plupart de ceux qui s’y intéressent. Ceux qui disent que Marvel est progressiste et que DC est conservateur font sans doute référence à des histoires précises, véhiculant des situations précises. Mais ces univers sont vastes, et ce qui les définit ne sont pas ces histoires précises, puisque, ne les ayant pas lues et en ayant lu d’autres, je ne perçois ni le progressisme de Marvel, ni le conservatisme de DC.

Ce qui les définit, ce sont deux démarches, aussi légitime l’une que l’autre, mais destinées à deux type de public différent. Et ces deux démarches sont intemporelles et indépendantes de toute question de progrès.

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1 novembre 2014 6 01 /11 /novembre /2014 18:21

« How could you take it seriously? »

Ces dernières semaines, j’ai lu avec intérêt (oserai-je dire passion ?) chaque nouveau chapitre de la fanfiction Hogwarts, school of prayers and miracles (Poudlard, l’école des prières et des miracles), publiée sur fanfiction.net. Pour ceux qui n’en ont pas encore entendu parler, je résume. Cette fanfiction est une satire écrite dans le cadre de la polémique abracadabrantesque née autour des bouquins Harry Potter (accessoirement, aussi autour des Pokémon et d’autres œuvres destinées à la jeunesse) comme quoi ces livres inciteraient les enfants à pratiquer les sciences occultes et à se tourner vers le satanisme. L’auteur, d’âge et de sexe inconnus, mais très probablement américain, met en scène le personnage de Grace Ann Parson, mère de famille chrétienne fondamentaliste, qui se fixe la mission de réécrire Harry Potter en version chrétienne fondamentaliste. Chaque chapitre se compose d’une petite introduction où Grace Ann nous livre quelques informations sur son quotidien de mère de famille fondamentaliste (qui correspond, bien sûr à tous les clichés qu’on puisse avoir sur les mères de famille fondamentalistes, elle a été scolarisée à la maison, elle obéit à son mari en tout point, elle lit Debi Pearl…) puis le chapitre en lui-même de l’histoire « revue et corrigée ». Poudlard est désormais aux Etats-Unis. Voldemort est un activiste qui poste sur internet des discours pour qu’on interdise le christianisme dans tout le pays. Hermione, c’est Laura Ingalls (apparence et caractère), Mc Gonagall, c’est Peggy de Mariés, deux enfants (apparence et caractère). Les Dursley sont de maléfiques athées, dont on voit qu'ils sont maléfiques parce que la femme travaille et l'homme fait la cuisine, et qu'ils fêtent les anniversaires alors que ce n'est pas une fête religieuse. On sait que les gentils sont gentils parce que leurs femmes sont jolies et fragiles, et parce que leurs hommes sont virils, et ont du poil au torse. Non, non, ce n'est pas une blague. A chaque description d'un nouveau personnage masculin adulte, il y a toujours un commentaire sur son degré de pilosité au torse (ce qui atteste de sa virilité, donc de sa gentillesse). La narration ne dit pas comment Harry fait pour remarquer combien ces hommes adultes ont de poil au torse alors qu'ils sont habillés (et cravatés). Je ne pourrais pas tout citer, mais vous avez un petit aperçu de l'exubérance de cette caricature.

La démarche n’est ni très fine, ni très constructive. Je dirai même qu’elle est assez gratuite. Une telle fanfiction n’aura qu’un intérêt, c’est de défouler ceux qui sont exaspérés que la polémique autour du soi disant satanisme d’Harry Potter existe. Mais, j’avoue, un peu honteusement, j’ai énormément rigolé en la lisant. (Enfin, sauf au chapitre où je me retrouve moi aussi parmi les personnes ridiculisées : il y a un chapitre où Grace Ann s’insurge contre les dérives du féminisme, en employant exactement les arguments que j’emploie, mais passons sur ma susceptibilité blessée, je lui pardonne).

Seulement, petit problème, l’auteur, le vrai auteur, n’a JAMAIS précisé qu’il s’agissait d’une satire, et que Grace Ann n’existait pas. L'aspect extrêmement caricatural du personnage de Grace Ann aurait du mettre le public au parfum, mais ça n’a pas suffi. Quelques lecteurs, dont je fais partie, ont d’emblée pensé que le bouchon était poussé trop loin pour que l’écrivain soit sincère, mais il doit s’agir approximativement de 10% des commentateurs de la fic. Internet s’est donc enflammé contre ce personnage imaginaire, le croyant réel, croyant sa démarche réelle. Pas moins de cinq fanfictions ont été créées pour « corriger la correction » de Grace Ann (soit dit en passant, pas mal aussi, les corrections de corrections). Des torrents de haine ont été déversés dans les commentaires. Venant d’athées, venant de chrétiens (pour ces derniers, c’est à juste titre, ils sont effectivement ceux que la satire ridiculise, mais dans leur indignation, peu ont envisagé qu’on les ridiculisait EXPRES).

Bref, nous voilà au 14ème chapitre. Dans l’introduction, Grace Ann nous informe que c’est le dernier, car « son mari estime que c’est une mauvaise idée de continuer » (il faut dire que dans les derniers chapitres, elle manifestait un intérêt plus que suspect à son professeur d’écriture, Greg). Puis le chapitre commence. Tom Jedusor vient à Poudlard pour rendre visite à un de ses cousins. Tout Poudlard se lève comme un seul homme et lui interdit d’approcher. Il a l’air surpris, étonné. La narration manifeste une grande condescendance vis-à-vis de cette stupeur (condescendance exprimée de la manière la plus naïve qui soit, dans le plus pur style « Grace Ann ») Dumbledore lui parle alors des discours qu’il a écrits sur Internet, à propos de la religion qui devrait être interdite, et du premier amendement qui devrait être supprimé. Voldemort ouvre des yeux ronds, et balbutie que c’était une blague, que rien que le coté ridicule de son pseudo aurait du faire comprendre qu’il n’était pas sérieux, que c’était seulement du troll. Dumbledore n’y croit pas. Complètement estomaqué, comme quelqu’un qui réalise seulement à l’instant que sa blague a été prise au sérieux, Voldemort essaye de se défendre. Et évidemment, sans l’écouter, Poudlard continue à lui hurler dessus. Dumbledore les encourage.

« Nous nous sommes préparés pour ce jour et nous nous y sommes préparés depuis longtemps »

Et Voldemort de répondre « Vous vous êtes préparés longtemps juste pour me crier dessus ? (…) Est-ce qu’il n’y a pas de meilleur moyen de passer votre temps que de prêcher à un idiot qui fait des blagues aux gens sur internet parce qu’il s’ennuie ? »

Il insiste encore sur le fait que c’était une blague, un simple troll, et Dumbledore reconnait qu’il l’a envisagé, mais que c’était juste trop réaliste. Voldemort s’étrangle.

« Je n’étais même pas subtile ! J’ai fait des exagérations poétiques sur le coté sexy des poils au menton, et ai dit que Christopher Hitchens avait des superpouvoirs. C’était censé être drôle ! Comment avez-vous pu le prendre sérieusement ? »

Et Dumbledore de répondre que beaucoup d’athées raisonnent réellement comme ça.

Alors Voldemort présente ses excuses. Oui, ses excuses. Parce que sa blague, au lieu de faire réfléchir les gens sur le côté ridicule des stéréotypes qu’on a sur le groupe de population auquel il appartient a conforté ces stéréotypes. Il sort son i-phone et, devant Dumbledore, poste une phrase sur le site où il déblatère habituellement ses discours : « Je suis un troll ». Et il s’engage à ne plus jamais rien poster. Evidemment, ça ne convainc pas Poudlard d’arrêter de lui hurler dessus. Voldemort s’éloigne et les étudiants de Poudlard continuent à crier. Fin de l’histoire.

Ce n’est pas drôle. C’est même incroyablement triste. J’avoue, je n’avais pas envisagé, une seule minute, en lisant cette fic, qu’elle ait pu être écrite par un chrétien, dans le but de ridiculiser, non pas les Fabienne Guerrero et cie, mais ceux qui se sont mis à penser que l’ensemble de la population chrétienne était composée de Fabienne Guerrero. Je dois bien admettre que « Voldemort » a raté son coup, même auprès de ceux qui avaient compris dès le départ que son histoire était une satire. Pourquoi ? En ce qui me concerne, sans doute parce que je savais déjà que tous les chrétiens ne sont pas Fabienne Guerrero et que je n’ai pas réfléchi à la question. Mais ce n’est pas ça qui me rend triste. Ce qui me rend triste, c’est cette question qu’il pose à Internet « How could you take it seriously? » et cette réponse terrible que lui fait Dumbledore « Parce qu’il y a réellement des gens comme ça ». Ce qui est terrible, aussi, c’est que sa prédiction s’est réalisée. Parmi les commentateurs de ce dernier chapitre, plusieurs n’ont toujours pas intégré l’aveu de trollisme, continuent à parler à Grace Ann comme si c’était une personne réelle et continuent à déverser des torrents de haine. Et pourtant, l’auteur a bien pris la peine de faire référence à l’aspect sexy des poils de menton, pour qu’on se rappelle de son fétichisme pour les poils de torse, et qu’on comprenne bien que là, dans cette scène, Voldemort, c’est lui.

Et le plus triste dans cette histoire, c’est qu’elle n’est pas unique. Nous avons eu un incident à peu près semblable, en France, il y a peu. Lors de la contre-Manif pour tous du 5 octobre 2014 et intitulée « Egalité pour tous », une jeune femme avait décidé de caricaturer ce panneau ;

en créant celui-ci :

Là encore, c’est ni fin, ni constructif, et ça n’a pas d’autre intérêt que de défouler ceux qui sont exaspérés par la Manif pour tous.  Sans compter que le sujet de ce panneau était sans rapport avec le débat du jour, qui portait sur la PMA et la GPA. Quoi qu’il en soit, quelqu’un a pris ce panneau en photo et l’a tweeté sans préciser d’où la photo était prise. Et l’image a fait le tour d’internet comme étant un panneau réel de la Manif pour tous. Il n’est venu à l’idée de personne, de personne, que c’était trop caricatural pour être vrai. Dieu merci, la figure de la jeune femme n’est pas reconnaissable.

Nous sommes à ce genre d’époque, une époque où on a à ce point perdu le sens de la mesure, le sens de la réflexion, que Grace Ann est POSSIBLE. Qu’il est ENVISAGEABLE qu’elle existe effectivement, quelque part, dans une campagne profonde d’Amérique. Nous vivons à une époque où on ne peut plus être ironique, même en forçant le trait à mort, parce que la réalité a à ce point rejoint la fiction que, quel que soit le degré d’exagération qu’on mette dans sa caricature, il y aura toujours un risque que quelqu’un d’existant y ressemble.

Ou alors, nous sommes à ce genre d’époque où nous avons à ce point perdu foi en l’autre que nous CROYONS Grace Ann possible.

Fabienne Guerrero aurait-elle pu écrire Harry Potter à l’école des miracles et des prières ?

Non. Elle aurait pu écrire une histoire de ce genre, mais elle n’aurait pas parlé de poils de torse, elle n’aurait pas autant insisté sur le fait que les femmes DOIVENT avoir une permanente, elle n’aurait pas parlé de premier amendement (même si elle avait été américaine), et de détails politiques complexes dans une histoire destinée aux enfants, elle n’aurait pas été incohérente sur la question des hommes qui cuisinent (chapitre 1, Vernon cuisine, donc c’est le méchant, chapitre 10, Hagrid cuisine, mais c’est bien), elle n’aurait pas pu connaître des personnages aussi obscurs que Dean Thomas, ou aussi tardifs que Luna Lovegood, et confondre en même temps les noms des quatre maisons, elle n’aurait pas continué à s’adresser à ses lecteurs comme à des lecteurs amicaux et encourageants alors qu’ils ne faisaient que l’injurier… Accessoirement, elle aurait évité d’écrire sur Internet combien, elle, femme mariée, commençait à s’intéresser à son prof d’écriture, qui n’était pas son mari…

Fabienne Guerrero ne pouvait pas être Grace Ann. Grace Ann ne pouvait pas exister. C’est nous qui nous sommes mis à croire en Grace Ann. Nous nous sommes mis à croire que l’autre pouvait être à ce point incohérent, à ce point absurde.  Il faut dire qu’il nous déçoit sans cesse, l’autre, à être si différent, à être si bête, à penser d’une manière si opposée à la nôtre, à ne pas nous écouter quand on essaye de lui faire entendre raison. Il faut dire qu’on a tellement de mal à parler avec lui. Il nous fait trop peur, avec ses idées qu’il a le pouvoir d’appliquer, et qui remettent en danger le monde tel qu’on le voudrait, le monde qu’il nous faudrait pour qu’on se sente bien dedans. Il faut dire qu’il est tellement dangereux, cet autre qui a un autre projet pour le nôtre, un projet qui nous fait du mal.

Oui, nous communiquons plus, donc nous nous découvrons davantage ennemis. Et je ne sais pas ce qu’il convient de faire.

Simplement, j’ai deux exemples du mal que ça peut faire de croire en Grace Ann. Le temps passant, j’en aurai sans doute d’autres. Alors, je vais décider de ne pas y croire. Je vais décider que l’autre est cohérent, logique, même quand il croit qu’Harry Potter va pousser les enfants à se mettre au satanisme. Je vais réfléchir à comment il peut en arriver à penser un truc pareil tout en étant logique et cohérent, et je n’y arriverai sans doute pas, mais en tout cas, je ne vais pas croire en Grace Ann. C’est une croyance dont rien de bien ne découlera.

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