Le fait est qu’on a jamais autant communiqué. Jamais on n’a partagé autant, avec autant de monde. Les progrès de la technologie, l’expansion d’Internet et des réseaux sociaux nous ont inculqué le réflexe de partager la moindre de nos pensées, la plus insignifiante de nos anecdotes, le plus intime de nos sentiments, là, maintenant, tout de suite, et avec le monde entier.
Je crois sincèrement en une exploitation profitable d’Internet. Certes, seul le forum Yumi2004, pendant la courte période 2004 à 2006, a vraiment correspondu à mes attentes sur ce point, en étant un espace de partage et de créativité, où n’importe qui avait le droit d’être là du moment qu’il respecte les règles, et qui offrait de fait l’occasion de croiser des personnes et des univers enrichissants qu’on n’aurait pas eu l’occasion de croiser sinon. Certes, hors cette expérience, tout ce que j’ai pu observer d’Internet, c’est l’exhibitionnisme, le harcèlement, le fanatisme légitimé par la possibilité d’avoir un espace où l’exprimer sans autocensure. Mais j’ai malgré tout fait cette expérience, et, de mon point de vue, (croyez-moi, j’y repense tout le temps donc il est bien réfléchis, mon point de vue), elle n’a pris fin que parce que son public s’est mis à rechercher autre chose, pas parce que quelque chose à la base du projet ne fonctionnait pas. Donc, je le répète, je crois en une exploitation profitable d’Internet, pour peu qu’on ait envie de la faire, cette exploitation.
On peut faire l’effort de s’entendre avec tout le monde, mais on n’a pas forcément d’affinité avec tout le monde, et Internet peut, et doit, être l’occasion de rencontrer des personnes avec qui on ait de bonnes affinités. Parce que tout le monde s’y connecte, les groupes se forment autour de sujets de conversations, de centres d’intérêts, on n’est pas juste obligé de s’entendre parce qu’on est dans la même classe, du même quartier, de la même ville. Le résultat, ça devrait être la fin de la solitude, non ? Puisque les personnes ayant les mêmes centres d’intérêt, la même sensibilité, les même goûts, sont là, à portée de main, 24h sur 24, parce qu’Internet est maintenant sur les téléphones et qu’on l’emmène partout.
Pourtant, jamais, on ne s’est senti aussi seul. Pas de plus grand sentiment d’isolement que celui qu’on éprouve en regardant sa page facebook, son compte twitter, et en constatant que parmi les quelques centaines de réflexions de l’instant postées par ses contacts, il n’y en a que très peu, vraiment très peu, qui font écho en soi. A croire que, malgré le fait qu’on ait ajouté ces personnes à ses contacts parce qu’elles s’intéressaient aux mêmes sujets que nous, il y avait malentendu, ce film qu’on avait en commun, on ne l’aimait pas pour les même raisons, cette activité artistique qu’on faisait ensemble, on ne l’avait pas vécue de la même façon. Plus de personnes à portée de main, ça devait être plus d’occasions de rencontrer des personnes qui vous ressemblent, mais au final, ça parait surtout plus de contacts qui ne vous ressemblent pas. A croire qu’au final, ça n’existe pas, quelqu’un qui vous ressemble, et qu’avoir l’occasion de rencontrer le monde entier ne pouvait amener qu’à ce constat.
Cette divergence entre soi et autrui est-elle réelle, est-elle fantasmée, son impression est-elle renforcée à cause de la nouvelle immensité du monde ? En tout cas, un malaise est apparu. En creusant pour trouver l’origine de ce malaise, on fait un constat.
Ce n’est pas tant que l’autre ne nous ressemble pas, c’est qu’on arrive de moins en moins à trouver de terrains d’entente. Ce n’est pas tant qu’il ne pense pas comme nous, c’est que nous ne nous comprenons pas l’un l’autre. Nous n’arrivons plus à voir la logique de sa position et à lui faire voir la notre, encore moins à chercher ce qui fait que ces deux positions peuvent coexister. Nous communiquons mal.
Si l’on communique plus, à plus de monde, on ne communique pas mieux. La plupart des tentatives de communications se soldent d’un échec. Le message qu’on transmet à l’autre n’est pas reçu, est mal reçu, la réponse qu’il nous donne est inappropriée, ne correspond pas à la question.
Combien de fois me suis-je retrouvée en situation de devoir obtenir de quelqu’un quelque chose qu’il n’était pas disposé à m’accorder, rédiger un long mail, argumenté, parfois avec une vraie volonté diplomatique, parfois en changeant chaque tournure quinze fois pour la rendre plus efficace, et de recevoir une réponse à un mail que je n’avais pas écrit, pire, à une insulte que je n’avais pas écrite ? Combien de fois ai-je voulu obtenir une information et ai-je reçu une réponse à une question que je n’avais pas posée au lieu de la question effectivement posée, voir pas de réponse du tout ? Combien de fois ai-je exprimé une opinion, juste comme ça, et ai-je entendu des réactions sans rapport, répondant à une opinion toute autre ? Combien de fois ai-je voulu rétablir la vérité sur moi en expliquant ma version des événements, et ai-je vu mon interlocuteur réagir comme si j’avais confirmé la sienne ? Combien de fois ai-je juste dit une phrase anodine et reçu une réponse tout aussi anodine, mais malgré tout totalement inappropriée à celle que j’avais dit ? Et combien de fois ai-je entendu d’autres se plaindre exactement des mêmes mésaventures ? Ce n’est pas juste ma façon de communiquer qui est mauvaise, tout le monde a du mal.
On a beau avoir multiplié les outils, faire parvenir un message à un interlocuteur reste une opération extrêmement laborieuse. Est-ce que cette incommunicabilité est apparue en même temps que la surcommunication, ou est-ce simplement qu’elle n’était pas si flagrante à l’époque où on communiquait moins, à des profils moins variés ? Et surtout, surtout, cette incommunicabilité est-elle la seule cause de notre sentiment d’isolement, de non-affinité entre soi et autrui, d’absence d’échange ? Est-elle la cause, ou la conséquence ?
Impossible à savoir. En attendant, on essaye autant que faire se peu de se débrouiller sans avoir à communiquer. On chercher les informations soi-même, on essaye de se débrouiller pour n’avoir que des besoins qu’on peut combler tout seul (c’est pas possible, mais en tout cas, on essaye), on subit les malentendus sans chercher à les démentir, on essaye de se passer de l’autre autant que faire se peut, plutôt que de gaspiller de l’énergie et du temps à faire des demandes qui ne seront pas reçues, ou seront mal reçues. On s’isole davantage, au milieu de ce monde plein de jonctions et de liens.
Le rapport de cause à effet entre l’incommunicabilité et la surcommunication n’est pas vraiment déterminable. Ca peut même juste être un pur hasard si les deux coexistent à la même époque, sur Internet.
Mais j’ai une théorie. Ce n’est pas la communication qui est mauvaise, c’est l’interlocuteur qui ne peut plus de payer le luxe de laisser entrer le message. Un monde plus grand, c’est mille fois plus d’interprétations possibles à découvrir, c’est mille fois moins de repères fixes et communs à tous le groupe, qu’on n’aura pas à remettre en question et sur lesquels on peut s’appuyer. On n’a plus la sécurité intérieure qu’il faut pour pouvoir appréhender une façon de voir différente sans se perdre soi-même dans l’aventure. On est obligé de s’accrocher à sa façon de voir, de fermer toutes les portes, de s’accrocher à sa subjectivité, parce que si on y renonçait ne serait-ce qu’une minute, on serait immédiatement noyé dans l’océan des opinions possible, défait, effacés, sans plus aucun repère ni aucune idée de départ à laquelle s’accrocher. Notre monde a grandi, pas nous. Nous ne sommes pas encore assez forts pour appréhender un monde aussi multiple. Il faut bien s’accrocher à soi-même, pour ne pas s’oublier, refuser tout compromis, refuser toute nouveauté, jusqu’à ce que notre âme soit assez solide pour écouter ce qu’à dire l’autre, accepter qu’il existe, accepter qu’il soit différent, et admettre que ça n’empêche pas d’être soi.