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3 mai 2014 6 03 /05 /mai /2014 17:43

Pour l’anecdote, je travaille en ce moment comme opératrice de saisie dans une petite structure. Il y a quelques temps, mon patron, un homme d’un certain âge, m’explique une procédure pour numériser toute une pile de documents qui prend la poussière depuis une plombe. Avant de les mettre dans le scanner, je dois les dégrafer, ce qui n’est pas une mince affaire, parce que des agrafes, il y en a à la pelle, parfois trois sur la même liasse de papier.

« Hé, oui, rigole mon patron, il y en a des agrafes

— Au temps pour le développement durable », maugréé-je.

Cri de terreur de mon patron :

« Vous êtes écologiste ? »

Il me regarde avec un effroi non feint.

Je me surprends à me demander ce qui est le pire. Que le terme « écologiste » suscite une telle peur chez cet homme, ou que je comprenne parfaitement le pourquoi de cette peur. Je le comprends parfaitement parce que j’ai vu la série « Il était une fois notre Terre »

Imaginez que vous êtes arrêté à un feu rouge, sur la route qui mène de votre domicile à votre boulot (ou l’inverse) et que deux gamins boutonneux viennent soudain taper à votre vitre pour vous parler de covoiturage.

« Excusez-moi, Monsieur, mais pourquoi êtes-vous seul dans votre voiture ? »

Parce que je suis seul dans ma vie et je t’emmerde, gamin ! Mais non, vous ne dites rien, car vous êtes quelqu’un de poli et raisonnable.

« Vous réchauffez la planète que vous laisserez à vos enfants »

Sauf que j’ai pas d’enfant, je suis un pauvre gars tout seul. Mais vous êtes toujours poli et raisonnable, contrairement aux deux petits cons qui vous parlent, alors vous continuez à sourire et à écouter poliment.

Et les deux boutonneux, sans se laisser démonter, de vous expliquer avec le sourire que vous êtes un incroyable salaud et qu’il faut que vous changiez, qu’ils savent, bien que vous ne vous soyez pas encore exprimé, que vous n’en avez pas l’intention et que vous n’en êtes que plus salaud, mais qu’il faut que vous le fassiez.

C’est exactement ce qui se passe dans « Il était une fois notre Terre ». Plus exactement c’est exactement ce que « il était une fois notre terre » demande à ses jeunes spectateur d’adopter comme attitude. Tout en les culpabilisant, en leur expliquant combien leur existence est un gâchis d’énergie, combien les efforts qu’ils fournissent déjà sont insuffisants, et tout en ajoutant que ces efforts, malgré tout, ils doivent les faire, sinon ils sont méchants, méchants, méchants.

Et le souci, c’est que ce n’est pas que dans « Il était une fois notre Terre ». Il y a réellement des gens qui pensent convaincre les passants en faisant comme ça. Et ces gens sont ceux qui ont convaincu mon patron de ne pas imposer de règles à ses employés concernant le nombre d’agrafes à utiliser, et à fuir toute remarque en ce sens.

Car voyez-vous, cet homme est la victime du dogmillumilitantisme (©Tchoucky-2014), un mal méconnu de notre XXIème siècle.

Voyez-vous, le XXème siècle a été le siècle des grandes leçons. La succession d’horreurs et de drames qui l’ont marqué ont amené l’humanité à se poser des questions importantes sur ses responsabilités, son avenir, et les valeurs viables et non viables pour l’espèce humaine. Chaque individu a son parcours personnel, chaque pays aussi, mais à l’échelle mondiale, des mesures ont été mises en place, et la culture des grandes valeurs s’est généralisée. La fin du vingtième siècle a été la période du pacifisme, de l’écologie, de l’égalité en dépit du sexe, de la couleur et de l’orientation sexuelle, de la liberté d’expression, et de la protection de l’enfance. Attention, pas partout, pas parfaitement, mais en tout cas, le mouvement était en marche, et, dans l’imagerie populaire, ces valeurs étaient les bonnes.

C’est là, je pense, qu’est né le dogmillumilitantisme.

Des gens qui voulaient être vus comme des gens bien ont appris que ces valeurs étaient les bonnes et ont décidé que puisqu’elles étaient les bonnes, elles allaient être les leurs. Ils ne se sont pas demandé pourquoi elles étaient les bonnes, ils n’ont pas vraiment cherché à comprendre quelles elles étaient, mais ils ont décidé de se battre pour cette cause. Le problème, c’est que là où ils étaient, il n’y avait pas d’odieux dragons menaçant ces valeurs, pas d’occasion de se couvrir de gloire. Alors ils ont trouvé une solution. Ils ont inventé les dragons. Ils ont avisé le premier passant qui passait (parce qu’un passant, ça passe), ils ont sorti leurs épées, leurs arcs, leurs flèches, et ils ont fondu sur lui en criant « Taïau, taïau, un dragon ». Tout le monde les a félicités pour leur haut fait, et ils ont recommencé avec le passant suivant.

A force, les passants en ont eu marre, et ils ont décidé que ces grandes valeurs qui avaient fait la fin du vingtième siècle, elles n’étaient pas si grandes que ça, et que de toute façon, elle rendait les gens cons. D’autres ont continué à croire en ces valeurs mais, à force d’entendre crier au loup quand il n’y a pas de loup, ils n’ont plus cru aux loups, et il a été impossible de les convaincre de s’opposer aux injustices qui elles, existent réellement ; ils ont décidé que ces injustices n’existaient pas puisque la majeure partie du temps, quand on dénonce une injustice, on l’a inventée de toutes pièces pour se faire mousser.

Et on s’est retrouvé avec un retour en force des idéologies antédiluviennes, du nationalisme, de l’homophobie, de l’amour de la guerre… Dans l’indifférence générale du reste du monde.

J’exagère ? Internet en est plein, de ces bien pensants qui ont décidé que tu étais un salaud, oui, toi, peu importe qui tu es, ce que tu as fait, et quelle est ta bonne volonté ; tu es un salaud, je le sais, je sais mieux que toi, point. Ils font des sites, des blogs, ils parlent sur les forums, et comme ils sont les seuls à parler de ces sujets qui sont censés tomber plus ou moins sous le sens depuis plus de dix ans, on n’entend qu’eux sur lesdits sujets, et on oublie ce que lesdits sujets sont.

Et jamais il n’y a eu autant de retour en arrière sur ses valeurs que depuis que ces metteurs en scène du domaine de réalisation des idéologies ont la parole grâce à Internet.

C’est à cause de ça que j’adore regarder South Park. (Terminé la saison 6, je passe à la saison 7, encore pas mal de visionnage en perspective.)

La série South Park, en tout cas ses quatre premières saisons, a été construite en réaction à ce phénomène, ce dogmillumilitantisme omniprésent. J’avoue que je ne m’y attendais pas, avant de la regarder, mais c’est exactement ça.

Si on ne fait pas attention, on pourrait croire de cette série, comme de la plupart des victimes de nos chasseurs de dragons imaginaires, qu’elle a simplement décidé de dénigrer les grandes valeurs de la fin de XXème siècle, mais non. Jamais, ou quasiment jamais, ces valeurs ne sont remises en question. (pour l’écologie, je suis pas sûre, mais pour toutes les autres, je suis affirmative, elles ne sont pas remises en question) Seul le comportement de leurs faux défenseurs est la cible de la satire. Et cette satire est plus poussée que dans les Simpson. En même temps, la série est plus optimiste que Daria. Il est toujours possible de faire comprendre aux gens qu’ils se conduisent comme des cons. Et pour autant, ça ne se passe pas de façon trop difficile à croire. Ce n’est jamais celui qui a le comportement problématique qui réalise que ce comportement est problématique, c’est celui qui le subit. Il partage sa conclusion avec le reste du monde à la fin de l’épisode. Et cette conclusion porte toujours sur le comportement quotidien des gens, jamais sur les grandes valeurs. En fait, la question des grandes valeurs n’est pas traitée. Du tout. Ce sont les grandes absentes de la série. Je pense que pour les auteurs, ces grandes valeurs tombent tellement sous le sens que ce serait les insulter que de vouloir rappeler pourquoi ce sont les bonnes.

Pourtant, on observe qu’il serait bon de le réexpliquer. Tout le monde ne l’a vraisemblablement pas compris. En tout cas pas sur Internet.

J’ai été témoin de tentatives de dialogue avec ces fanatiques. Evidemment, il n’est pas facile de dire diplomatiquement à quelqu’un : « Votre conduite met en danger les valeurs que vous dites vouloir défendre. Arrêtez. Un public non averti qui tombe sur vos délires paranoïaques ne peut qu’en conclure que la valeur que vous défendez est aussi ridicule que vous. » Pourtant, j’ai vu des gens essayer. C’est génial, Internet, on peut vraiment tout y voir. Je les ai vus déployer des trésors de patience et d’éloquence pour ramener en douceur ces illuminés à la raison. Et j’ai vu les illuminés répondre à un discours qu’il n’avait pas tenus, à des mots qu’ils n’avaient pas prononcés. « Taïau, un dragon ! Je suis tellement génial de trucider tant de dragons tous les jours ». Pourtant, je vous jure, l’autre avait fait un véritable effort pour se faire comprendre, pour ne pas agresser, pour démontrer raisonnablement que les dragons n’existent pas. Que les lenteurs et les imperfections existent toujours, ne se sont pas résorbées aussi vite qu’il le faudrait, mais que malgré tout, les dragons n’existent pas.

Et pendant ce temps-là, des gens comme mon patron se persuadent qu’il faut fuir ces grandes valeurs, qu’elles sont nocives, qu’elles font voir des dragons là où il n’y en a pas. Il faut que ça s’arrête. Maintenant. Parce qu’à force, les dragons vont effectivement renaître, de vrais dragons ceux-là, que les fanatiques ne verront pas, ou ne voudront pas voir, parce qu’il ne suffira pas de quelques mots assassins pour les pourfendre. Et il n’y aura personne pour combattre ces dragons.

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commentaires

G
J'aime beaucoup ce billet ! Les gens à qui vous faites allusion (les chasseurs de dragon), aux Etats-Unis, on les appelle les &quot;social justice warriors&quot; : http://fr.urbandictionary.com/define.php?term=social+justice+warrior<br /> Et il y en a beaucoup sur Tumblr, en particulier.
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T
Ah, ah ! Excellente expression ! ^^