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1 novembre 2014 6 01 /11 /novembre /2014 18:21

« How could you take it seriously? »

Ces dernières semaines, j’ai lu avec intérêt (oserai-je dire passion ?) chaque nouveau chapitre de la fanfiction Hogwarts, school of prayers and miracles (Poudlard, l’école des prières et des miracles), publiée sur fanfiction.net. Pour ceux qui n’en ont pas encore entendu parler, je résume. Cette fanfiction est une satire écrite dans le cadre de la polémique abracadabrantesque née autour des bouquins Harry Potter (accessoirement, aussi autour des Pokémon et d’autres œuvres destinées à la jeunesse) comme quoi ces livres inciteraient les enfants à pratiquer les sciences occultes et à se tourner vers le satanisme. L’auteur, d’âge et de sexe inconnus, mais très probablement américain, met en scène le personnage de Grace Ann Parson, mère de famille chrétienne fondamentaliste, qui se fixe la mission de réécrire Harry Potter en version chrétienne fondamentaliste. Chaque chapitre se compose d’une petite introduction où Grace Ann nous livre quelques informations sur son quotidien de mère de famille fondamentaliste (qui correspond, bien sûr à tous les clichés qu’on puisse avoir sur les mères de famille fondamentalistes, elle a été scolarisée à la maison, elle obéit à son mari en tout point, elle lit Debi Pearl…) puis le chapitre en lui-même de l’histoire « revue et corrigée ». Poudlard est désormais aux Etats-Unis. Voldemort est un activiste qui poste sur internet des discours pour qu’on interdise le christianisme dans tout le pays. Hermione, c’est Laura Ingalls (apparence et caractère), Mc Gonagall, c’est Peggy de Mariés, deux enfants (apparence et caractère). Les Dursley sont de maléfiques athées, dont on voit qu'ils sont maléfiques parce que la femme travaille et l'homme fait la cuisine, et qu'ils fêtent les anniversaires alors que ce n'est pas une fête religieuse. On sait que les gentils sont gentils parce que leurs femmes sont jolies et fragiles, et parce que leurs hommes sont virils, et ont du poil au torse. Non, non, ce n'est pas une blague. A chaque description d'un nouveau personnage masculin adulte, il y a toujours un commentaire sur son degré de pilosité au torse (ce qui atteste de sa virilité, donc de sa gentillesse). La narration ne dit pas comment Harry fait pour remarquer combien ces hommes adultes ont de poil au torse alors qu'ils sont habillés (et cravatés). Je ne pourrais pas tout citer, mais vous avez un petit aperçu de l'exubérance de cette caricature.

La démarche n’est ni très fine, ni très constructive. Je dirai même qu’elle est assez gratuite. Une telle fanfiction n’aura qu’un intérêt, c’est de défouler ceux qui sont exaspérés que la polémique autour du soi disant satanisme d’Harry Potter existe. Mais, j’avoue, un peu honteusement, j’ai énormément rigolé en la lisant. (Enfin, sauf au chapitre où je me retrouve moi aussi parmi les personnes ridiculisées : il y a un chapitre où Grace Ann s’insurge contre les dérives du féminisme, en employant exactement les arguments que j’emploie, mais passons sur ma susceptibilité blessée, je lui pardonne).

Seulement, petit problème, l’auteur, le vrai auteur, n’a JAMAIS précisé qu’il s’agissait d’une satire, et que Grace Ann n’existait pas. L'aspect extrêmement caricatural du personnage de Grace Ann aurait du mettre le public au parfum, mais ça n’a pas suffi. Quelques lecteurs, dont je fais partie, ont d’emblée pensé que le bouchon était poussé trop loin pour que l’écrivain soit sincère, mais il doit s’agir approximativement de 10% des commentateurs de la fic. Internet s’est donc enflammé contre ce personnage imaginaire, le croyant réel, croyant sa démarche réelle. Pas moins de cinq fanfictions ont été créées pour « corriger la correction » de Grace Ann (soit dit en passant, pas mal aussi, les corrections de corrections). Des torrents de haine ont été déversés dans les commentaires. Venant d’athées, venant de chrétiens (pour ces derniers, c’est à juste titre, ils sont effectivement ceux que la satire ridiculise, mais dans leur indignation, peu ont envisagé qu’on les ridiculisait EXPRES).

Bref, nous voilà au 14ème chapitre. Dans l’introduction, Grace Ann nous informe que c’est le dernier, car « son mari estime que c’est une mauvaise idée de continuer » (il faut dire que dans les derniers chapitres, elle manifestait un intérêt plus que suspect à son professeur d’écriture, Greg). Puis le chapitre commence. Tom Jedusor vient à Poudlard pour rendre visite à un de ses cousins. Tout Poudlard se lève comme un seul homme et lui interdit d’approcher. Il a l’air surpris, étonné. La narration manifeste une grande condescendance vis-à-vis de cette stupeur (condescendance exprimée de la manière la plus naïve qui soit, dans le plus pur style « Grace Ann ») Dumbledore lui parle alors des discours qu’il a écrits sur Internet, à propos de la religion qui devrait être interdite, et du premier amendement qui devrait être supprimé. Voldemort ouvre des yeux ronds, et balbutie que c’était une blague, que rien que le coté ridicule de son pseudo aurait du faire comprendre qu’il n’était pas sérieux, que c’était seulement du troll. Dumbledore n’y croit pas. Complètement estomaqué, comme quelqu’un qui réalise seulement à l’instant que sa blague a été prise au sérieux, Voldemort essaye de se défendre. Et évidemment, sans l’écouter, Poudlard continue à lui hurler dessus. Dumbledore les encourage.

« Nous nous sommes préparés pour ce jour et nous nous y sommes préparés depuis longtemps »

Et Voldemort de répondre « Vous vous êtes préparés longtemps juste pour me crier dessus ? (…) Est-ce qu’il n’y a pas de meilleur moyen de passer votre temps que de prêcher à un idiot qui fait des blagues aux gens sur internet parce qu’il s’ennuie ? »

Il insiste encore sur le fait que c’était une blague, un simple troll, et Dumbledore reconnait qu’il l’a envisagé, mais que c’était juste trop réaliste. Voldemort s’étrangle.

« Je n’étais même pas subtile ! J’ai fait des exagérations poétiques sur le coté sexy des poils au menton, et ai dit que Christopher Hitchens avait des superpouvoirs. C’était censé être drôle ! Comment avez-vous pu le prendre sérieusement ? »

Et Dumbledore de répondre que beaucoup d’athées raisonnent réellement comme ça.

Alors Voldemort présente ses excuses. Oui, ses excuses. Parce que sa blague, au lieu de faire réfléchir les gens sur le côté ridicule des stéréotypes qu’on a sur le groupe de population auquel il appartient a conforté ces stéréotypes. Il sort son i-phone et, devant Dumbledore, poste une phrase sur le site où il déblatère habituellement ses discours : « Je suis un troll ». Et il s’engage à ne plus jamais rien poster. Evidemment, ça ne convainc pas Poudlard d’arrêter de lui hurler dessus. Voldemort s’éloigne et les étudiants de Poudlard continuent à crier. Fin de l’histoire.

Ce n’est pas drôle. C’est même incroyablement triste. J’avoue, je n’avais pas envisagé, une seule minute, en lisant cette fic, qu’elle ait pu être écrite par un chrétien, dans le but de ridiculiser, non pas les Fabienne Guerrero et cie, mais ceux qui se sont mis à penser que l’ensemble de la population chrétienne était composée de Fabienne Guerrero. Je dois bien admettre que « Voldemort » a raté son coup, même auprès de ceux qui avaient compris dès le départ que son histoire était une satire. Pourquoi ? En ce qui me concerne, sans doute parce que je savais déjà que tous les chrétiens ne sont pas Fabienne Guerrero et que je n’ai pas réfléchi à la question. Mais ce n’est pas ça qui me rend triste. Ce qui me rend triste, c’est cette question qu’il pose à Internet « How could you take it seriously? » et cette réponse terrible que lui fait Dumbledore « Parce qu’il y a réellement des gens comme ça ». Ce qui est terrible, aussi, c’est que sa prédiction s’est réalisée. Parmi les commentateurs de ce dernier chapitre, plusieurs n’ont toujours pas intégré l’aveu de trollisme, continuent à parler à Grace Ann comme si c’était une personne réelle et continuent à déverser des torrents de haine. Et pourtant, l’auteur a bien pris la peine de faire référence à l’aspect sexy des poils de menton, pour qu’on se rappelle de son fétichisme pour les poils de torse, et qu’on comprenne bien que là, dans cette scène, Voldemort, c’est lui.

Et le plus triste dans cette histoire, c’est qu’elle n’est pas unique. Nous avons eu un incident à peu près semblable, en France, il y a peu. Lors de la contre-Manif pour tous du 5 octobre 2014 et intitulée « Egalité pour tous », une jeune femme avait décidé de caricaturer ce panneau ;

en créant celui-ci :

Là encore, c’est ni fin, ni constructif, et ça n’a pas d’autre intérêt que de défouler ceux qui sont exaspérés par la Manif pour tous.  Sans compter que le sujet de ce panneau était sans rapport avec le débat du jour, qui portait sur la PMA et la GPA. Quoi qu’il en soit, quelqu’un a pris ce panneau en photo et l’a tweeté sans préciser d’où la photo était prise. Et l’image a fait le tour d’internet comme étant un panneau réel de la Manif pour tous. Il n’est venu à l’idée de personne, de personne, que c’était trop caricatural pour être vrai. Dieu merci, la figure de la jeune femme n’est pas reconnaissable.

Nous sommes à ce genre d’époque, une époque où on a à ce point perdu le sens de la mesure, le sens de la réflexion, que Grace Ann est POSSIBLE. Qu’il est ENVISAGEABLE qu’elle existe effectivement, quelque part, dans une campagne profonde d’Amérique. Nous vivons à une époque où on ne peut plus être ironique, même en forçant le trait à mort, parce que la réalité a à ce point rejoint la fiction que, quel que soit le degré d’exagération qu’on mette dans sa caricature, il y aura toujours un risque que quelqu’un d’existant y ressemble.

Ou alors, nous sommes à ce genre d’époque où nous avons à ce point perdu foi en l’autre que nous CROYONS Grace Ann possible.

Fabienne Guerrero aurait-elle pu écrire Harry Potter à l’école des miracles et des prières ?

Non. Elle aurait pu écrire une histoire de ce genre, mais elle n’aurait pas parlé de poils de torse, elle n’aurait pas autant insisté sur le fait que les femmes DOIVENT avoir une permanente, elle n’aurait pas parlé de premier amendement (même si elle avait été américaine), et de détails politiques complexes dans une histoire destinée aux enfants, elle n’aurait pas été incohérente sur la question des hommes qui cuisinent (chapitre 1, Vernon cuisine, donc c’est le méchant, chapitre 10, Hagrid cuisine, mais c’est bien), elle n’aurait pas pu connaître des personnages aussi obscurs que Dean Thomas, ou aussi tardifs que Luna Lovegood, et confondre en même temps les noms des quatre maisons, elle n’aurait pas continué à s’adresser à ses lecteurs comme à des lecteurs amicaux et encourageants alors qu’ils ne faisaient que l’injurier… Accessoirement, elle aurait évité d’écrire sur Internet combien, elle, femme mariée, commençait à s’intéresser à son prof d’écriture, qui n’était pas son mari…

Fabienne Guerrero ne pouvait pas être Grace Ann. Grace Ann ne pouvait pas exister. C’est nous qui nous sommes mis à croire en Grace Ann. Nous nous sommes mis à croire que l’autre pouvait être à ce point incohérent, à ce point absurde.  Il faut dire qu’il nous déçoit sans cesse, l’autre, à être si différent, à être si bête, à penser d’une manière si opposée à la nôtre, à ne pas nous écouter quand on essaye de lui faire entendre raison. Il faut dire qu’on a tellement de mal à parler avec lui. Il nous fait trop peur, avec ses idées qu’il a le pouvoir d’appliquer, et qui remettent en danger le monde tel qu’on le voudrait, le monde qu’il nous faudrait pour qu’on se sente bien dedans. Il faut dire qu’il est tellement dangereux, cet autre qui a un autre projet pour le nôtre, un projet qui nous fait du mal.

Oui, nous communiquons plus, donc nous nous découvrons davantage ennemis. Et je ne sais pas ce qu’il convient de faire.

Simplement, j’ai deux exemples du mal que ça peut faire de croire en Grace Ann. Le temps passant, j’en aurai sans doute d’autres. Alors, je vais décider de ne pas y croire. Je vais décider que l’autre est cohérent, logique, même quand il croit qu’Harry Potter va pousser les enfants à se mettre au satanisme. Je vais réfléchir à comment il peut en arriver à penser un truc pareil tout en étant logique et cohérent, et je n’y arriverai sans doute pas, mais en tout cas, je ne vais pas croire en Grace Ann. C’est une croyance dont rien de bien ne découlera.

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commentaires

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Wouha comment j'ai fait pour lire tout sa oO'
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