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12 novembre 2012 1 12 /11 /novembre /2012 18:38

Par lecture, comprenez la réception de toute œuvre de l'esprit, pas uniquement les livres, par celui qui la découvre.



L'un des cadeaux que m'a fait internet, c'est la possibilité d'appartenir à une communauté de fans. Des personnes de tout âge, et de toute origine, qui, appréciant une œuvre particulière et éprouvant le désir de parler de cette appréciation, se sont rassemblés pour en discuter et ont découvert que leur amour pour cette œuvre n'était pas leur seul trait de caractère commun. D'où la naissance de relations amicales et amoureuses, profondes, fortes, passionnées, et du coup parfois un peu explosives, mais on a rien sans rien.

C'est tout là l'intérêt de partager ses lectures, et c'est pourquoi, si, l'expérience solitaire du lecteur qui reçoit une œuvre enfermé chez lui peut être une porte vers le monde pour lui, et pas seulement le monde de la fiction ou des idées. Sa lecture l'habitant, il en apportera forcément quelque chose autour de lui, et le bon livre, le bon film, la bonne BD, le bon jeu vidéo, contribuera à long terme à quelque chose de concret, de réel dans le monde. Ça ne se limite pas aux relations créées par les discussions autour d'une œuvre, d'ailleurs, ça peut s'étendre aussi au comportement inspiré par cette œuvre dans la vie de tout les jours. Il est donc important de partager sa lecture.



Encore faut-il avoir lu la même œuvre.
Je découvrais récemment en reparlant du bon vieux temps avec mes amis que mon interprétation de l’œuvre qui nous a rassemblée est bien moins partagée que je l'imaginais.
Lorsque j'ai découvert Code Lyoko, j'avais 24 ans. Pour ceux à qui je n'en ai pas encore parlé, c'est une série sur un groupe de pré-ados combattant un système multi-agent qui veut détruire le monde en piratant les réseaux informatiques des structures vitales de notre société. Le moyen le plus simple de détruire cette entité maléfique serait d'éteindre l'ordinateur qui la contient, mais celui-ci contient également ce qu'on pense être une intelligence artificielle mais qui réagit et raisonne comme un humain, qui est gentille, et qui serait détruite aussi si on éteignait l'ordi. Alors les héros préfèrent combattre le système multi agent en pénétrant dans l'ordinateur sous forme virtuelle, et en mettant fin à ses piratages un par un. Vous me suivez ?
Bref, j'avais 24 ans quand j'ai découvert ça. Suite à des problèmes personnels, et des réactions en chaîne provoquées par lesdits problèmes personnels, je venais d'être amenée à rompre avec ce qui avait été l'essence de ma vie pendant dix-sept ans, le théâtre, pour me résigner à une vie ordinaire, loin de l'art et de l'idéal. C'était un choix dur à assumer. J'ai regardé la série avec le regard d'un adulte que le monde des adultes a obligé a renoncer à ses valeurs, et j'y ai vu l'histoire d'enfants que le destin essaye d'obliger à faire un choix moralement douteux pour la survie du plus grand nombre et refuser de le faire. Mais je n'ai pas eu conscience du degré d'interprétation qu'il y avait dans cette vision, et j'ai réellement cru, pendant longtemps, que la plupart des spectateurs de cette série voyait la même chose que moi.

En réalité, je crois que je suis la seule à l'avoir spontanément lue comme ça, alors que les éléments qui m'ont poussée à lui donner le sens que je lui donne me paraissaient particulièrement mis en avant par les auteurs. Je ne l'ai pas réalisé, parce qu'il ne m'est jamais venu à l'idée de demander « avez-vous vu la même chose que moi ? » L'idée qu'il existe une autre interprétation possible m'est à ce point étrangère que bien qu'on ait essayé de me l'expliquer, je n'arrive pas à comprendre quelle lecture ont eue mes amis.

Ce n'est pas de l'étroitesse d'esprit, puisque sur d'autres points de la série, j'ai déjà constaté les différences d'interprétation, débattu et admis les deux lectures comme possibles. Dans ce cas précis, je n'y arrive juste pas. Je ne vois qu'une lecture possible. Je ne refuse même pas l'autre, je ne la vois tout simplement pas.



Combien de fois ai-je entendu quelqu'un me parler de ce que contenait une œuvre que j'avais moi-même appréciée et me suis-je dit en moi-même "mais, ça n'y est pas du tout, ça, c'est même le contraire qui y est exprimé ! Avons-nous vraiment lu la même œuvre ?"

En lisant Tvtropes, j'ai vu qu'aux Etats-unis, un des épisodes les plus détestés de la série Avatar, le dernier maître de l'air, est un des épisodes qui me paraît le plus génial, intelligent, malin, original, et profond.
L'épisode raconte une situation de base assez classique. Une rancune persiste depuis des générations entre deux peuplades. L'incident de base qui a déclenché cette inimitié date d'un siècle, et chaque peuple a sa version de l'incident, qui donne tous les torts à l'autre peuple, évidemment.
Dans une série classique, un danger menacerait les deux peuples, et le héros les convaincrait de renoncer à leur rancune pour les repousser. Et effectivement, les deux peuples doivent affronter ensemble un danger, mais leur rancune est trop forte, ils n'arrivent pas à s'unir. Pour l'avoir vécu, je témoigne que c'est effectivement comme ça que ça se passe dans la vraie vie. Le héros essaye de les raisonner avec des paroles sages, comme ça se fait habituellement dans une série classique, mais personne ne veut l'écouter. Pour l'avoir vécu également, je témoigne que c'est également comme ça que ça se passe dans la vraie vie. Alors le héros fait quelque chose de génial, qu'aucun autre héros n'a fait avant lui, dans cette situation. Il est impossible de connaître la vérité concernant l'incident qui a déclenché les hostilités, alors il prétend la connaître, et il invente une troisième version de l'histoire, dans laquelle aucune raison de rancune ne subsiste. Comme c'est l'avatar, les deux peuples le croient et se présentent des excuses respectives.
Certes, la situation est résolue par un pieux mensonge, mais puisque la vérité est de toute façon perdue, et que la version officielle réconcilie tout le monde, je trouve la chute de l'épisode très bonne. Et... Je suis une des seules. Mais les hordes de contestations que rencontre cet épisode ne portent pas sur le fait que le héros fasse une petite entorse à la morale. Ou alors, j'ai mal compris. En fait, les reproches sont plutôt que cette histoire est gamine et simpliste. En faisant abstraction du fait que c'est tout de même une série pour enfant, je trouve l'histoire d'un jeune homme mettant fin à une guerre par une petite entorse à la morale bien moins gamin et simpliste que celle, par exemple, des enfants du seigneur du feu qui vont faire du beach volley pour montrer qu'ils sont classes, même en maillot de bain (autre épisode de la même série, curieusement beaucoup moins détesté). Pourtant, ceux qui détestent l'épisode que j'ai aimé et aiment l'épisode que j'ai détesté ne sont pas plus bêtes que moi, et ils n'ont pas plus mauvais goût que moi en matière d'histoires. Je crois juste qu'ils n'ont pas lu la même, et que celle qu'ils ont lu est effectivement gamine et simpliste.



Et s'il y a une chose que je ne prétendrai pas, c'est que cette autre histoire, que je n'ai pas lue et qu'ils ont lu, n'existe pas. S'il n'y n'avait qu'une seule bonne façon de comprendre une œuvre, rien ne prouverait que c'est bien moi, et pas eux, qui la détiens.


Une œuvre n'est pas un élément figé. L'auteur ne fait que la moitié du travail. Le lecteur aborde l’œuvre avec sa sensibilité propre et l'interprète. Vous vous souvenez de cette prof de français, en troisième, qui vous soutenait, dur comme fer, qu'en mettant une virgule à cet endroit là de la phrase, l'auteur avait symbolisé admirablement la suspension du temps à l'instant fatal. Vous rigoliez derrière votre livre d'un raisonnement aussi tiré par les cheveux. Vous aviez tort. Il y avait bien une virgule à cet endroit là. Et elle faisait bien cet effet-là à votre prof. Tout était réel. Tout était réellement dans l’œuvre. Ce qu'il y a, c'est que votre prof aussi était dans l’œuvre. C'est un peu elle que vous étudiez, aussi, à ce moment-là.

Vous vous souvenez d'Antigone d'Anouilh ? Allez, tout le monde a étudié au moins une fois Antigone dans sa scolarité, et si ça ne vous est pas tombé dessus, c'est tombé sur votre petit frère, l'année suivante, et vous n'avez qu'à lui demander. Demandez-lui, si, au bout de quelques séances, la classe n'était pas déjà divisée entre la team Créon, et la team Antigone. Les deux personnages contiennent ce qu'il faut pour qu'on les comprenne et pour qu'on les déteste. Chaque lecteur choisit ce qui lui ressemble le plus entre la haine et l'amour du personnage. Et la question de savoir qui a raison ou tort entre Créon et Antigone déclenchait des discussions passionnées, et il ne pouvait en être autrement, on avait choisi son camp avec ce qu'il y avait au plus profond de son cœur, et en remettant en question ce choix, l'autre vous remettait en question, vous, personnellement.

Et à la récréation, avec la même passion, vous débattiez de qui avait raison ou tort entre Ozymandias et Rorschach. Avec autant de fureur que si vous étiez concernés. Car vous l'étiez. Intimement. Et vous ne pouviez ni convaincre, ni être convaincu, c'était juste impossible.

On ne peut pas, on ne doit pas changer de lecture, du moins pas parce que quelqu'un vous y a amené. Ce serait comme accepter de ne plus être soi-même. Au risque de répéter des lieux communs éculés depuis bien longtemps, les expériences qui nous construisent depuis le début de l'enfance nous amènent à tirer des conclusions sur le monde et la façon dont il marche, sur les idéaux qu'il faut viser, sur les situations qu'il faut éviter. Comme personne n'a la même vie, personne n'a la même perception du monde, et par conséquent aucun lecteur ne peut jamais avoir la même lecture.
Normalement, comme l'autre moitié du travail est quand même celui de l'auteur, ça laisse tout de même suffisamment d'expérience commune pour qu'une discussion autour de l'œuvre soit possible, mais parfois, il y a des divergences que rien ne peut résoudre, parce qu'elles viennent d'une divergence dans les conceptions de base. Ce n'est pas quelque chose qu'il faut regretter, même si ça donne le sentiment d'être seul et unique. Nous sommes tous seul et unique, c'est ce qui fait la richesse des rencontres.

Ce qu'il faut plutôt regretter, c'est que cette divergence ne se voit pas forcément du premier coup. Un débat passionné et enflammé, parfois, c'est désagréable, mais au final, ça reste authentique, et on peut continuer la discussion sur la base de cette authenticité. Mais croire qu'on est d'accord, croire qu'on désire la même chose, qu'on va vers le même objectif, alors qu'il y a une divergence de fond entre soi et l'autre, ça peut entraîner des malentendus plus perturbants et dommageables qu'une dispute pour savoir si c'est cohérent avec la personnalité de Marty, d'acheter un Almanach du futur pour jouer aux jeux.

Il y a une quinzaine d'années, Yasmina Reza se rendait célèbre en écrivant Art, une pièce triste et drôle (portée par des acteurs magnifiques, soit dit en passant) racontant l'histoire d'amis qui remettent leur amitié en question à cause d'une œuvre d'art achetée par l'un d'eux à un prix exorbitant alors qu'elle est jugée nulle par les deux autres. Se séparer pour un tableau, ça semble absurde, et pourtant, pas un spectateur ne niera combien la situation, en effet, mérite de remettre en question la relation des trois amis. Ils s'étaient rassemblés en croyant avoir les mêmes goûts, la perception, mais de petites divergences fondamentales et subtiles existaient entre eux et le temps les a accentuées. Ce n'est pas une dispute futile. C'est au contraire une question fondamentale.



La lecture reste malgré tout une expérience intime, que personne ne vit avec soi. Lorsqu'on décide d'échanger autour de cette expérience, il ne faut pas se laisser piéger par l'illusion trop attirante que d'autres ont vécu la même expérience. Personne n'a vécu la même. Il faudait sans doute aborder le débat en demandant "et toi, quelle œuvre as-tu lue ?".

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