Quand j'étais enfant, lorsque mes résultats scolaire ont commencé à être dérangeants, on m'a expliqué ce qu'on explique à tous les enfants paresseux. Que
travailler, c'était indispensable pour gagner de l'argent, acheter de quoi manger, et rester en vie.
Moi, constatant que mes efforts désespérés pour augmenter ma moyenne générale restaient infructueux quelle que soit l'énergie que j'investissait dans cette
entreprise, je me suis posé la question de ce qui valait la peine d'investir autant d'énergie pour si peu de résultats. J'ai donc posé la question à mes parents. "A quoi ça sert, de vivre ?".
Ils ont rit. C'était pourtant une vraie question. Une question dont la réponse était indispensable pour puiser l'énergie de continuer à me battre contre mon échec scolaire malgré la conscience
aiguë que ce que je faisait ne suffisait pas et que je ne connaissait pas de solution plus efficace pour le résoudre. J'ai donc cherché toute seule une réponse, et comme il n'y en avait pas, j'en
ai inventé une. J'ai décidé que vivre, ça servait à chercher le bonheur, mais pas juste pour soit, pour tout le monde. Forcément, ce qui me rendait heureuse ne rendant pas forcément heureux mon
voisin, ça voudrait dire que pour au moins un de nous deux, ça ne servait effectivement à rien de travailler à l'école pour gagner de l'argent plus tard, acheter à manger et rester en vie. Il
était donc logique que le bonheur, ce soit le bonheur pour tout le monde, ou rien.
J'avais entre sept et dix ans. J'approche maintenant des trente-trois. Je n'ai jamais trouvé de bonne réponse, alors je m'accroche toujours à celle-là, et pourtant, je vous promets que j'en
trouve, des gens pour me démontrer que cette philosophie est débile, désuette, irréaliste, immature et que sais-je encore ? Le jour où quelqu'un me trouvera une raison valable et incontestable de
continer à envoyer des lettre de motivation à des employeurs qui ne veulent pas de moi, de trouver une place dans un monde qui ne veut pas héberger de personnalité comme la mienne, là, peut-être
que je laisserai tomber cette idée de penser d'abord en temps qu'élément d'une société, d'un groupe, d'un monde, d'une race. En attendant, ben, je continue à raisonner comme ça, il faut bien que
je trouve une raison d'aller au devant des giffles que la vie me réserve encore.
Pour ma défense, je n'ai jamais cessé de réfléchir à la question. Je ne la pose pas vraiment, ou alors subtilement, ou alors seulement à ceux que je pense capable de répondre, ce n'est pas une
question qui fait du bien, quand on n'a pas de réponse. Mais je n'ai jamais cessé d'y réfléchir, et jamais cessé d'envisager quels sont les réponses que d'autre y apportent. Il y en a que je
comprends, mais qui ne me convainquent pas. D'autre que je ne comprends vraiment pas. Rien ne me détourne de la mienne.
Si je prends le temps de regarder combien j'ai pu me trahir et me métamorphoser, durant cette dernière décennie, combien de mes valeurs j'ai été amenée à jeter aux orties, combien de promesse
faite à moi-même j'ai été amenée à briser, je ne peux m'empêcher de penser que ce qui a résisté a tout ça a tout ça est quand même fondé sur autre chose que du sable.
Alors oui, je considère que mon but dans la vie est d'être utile, oui, je préfère me soucier des autres, et oui, si j'ai le choix entre souffrir ou faire souffrir, sauf cas vraiment extrême ou on
m'aura vraiment rendu furieuse, je préférerai souffrir moi-même. Mais non, ce n'est pas symptomatique d'irréflexion, d'immaturité, de naïveté ou quoi que ce soit. C'est parce que la vie m'a
obligée à admettre bien des choses tristes et désespérante, mais elle ne m'a pas fait admettre qu'il y avait une meilleure façon de raisonner. Si je suis quelque chose, c'est bornée, à la
rigueur, pas naïve, mais dans bien des circonstance, garder ses convictions face à l'adversité est considéré comme une vertue.
Je mérite qu'on ne se moque pas de moi pour continuer, même en pleine dépression due au chômage, à être une idéaliste.